Peter Watkins, inventeur d’un cinéma engagé et rebelle mêlant documentaire et fiction, est mort
Par Jean-Luc Douin

Le réalisateur Peter Watkins, à la première de son film « La Bombe » (« The War Game »), à Stockholm, le 18 octobre 1967. ALAMY STOCK PHOTO
Inventeur d’un cinéma engagé mêlant le documentaire et la fiction, loué par Jean Rouch, John Lennon, Enki Bilal et José Bové, le cinéaste d’origine britannique Peter Watkins est mort, le 31 octobre à Bourganeuf (Creuse), à l’âge de 90 ans. Cinéaste, agitateur, trublion, « hérétique », Peter Watkins dérangeait tant qu’il était depuis plusieurs années condamné au silence. Converti au néoréalisme, formé à l’école documentariste anglaise (ce que l’on appela les « Angry young men »), pourfendeur des dogmes, cet empêcheur de tourner en rond voulait démonter les mécanismes du mensonge, remettre en question l’objectivité et les représentations du réel.
Né le 29 octobre 1935 dans le Surrey, fils d’un employé de banque et d’une secrétaire, il avait envisagé une carrière militaire avant de revenir à sa passion première : être acteur. En 1956, il tourne en 8 mm un film sur un soldat allemand tentant d’échapper aux maquisards français, qui remporte une Gold Star aux Ten Best, les Oscars amateurs. Il décroche à nouveau l’Oscar, à la même compétition, pour Le Journal d’un soldat inconnu (1959), situé durant la première guerre mondiale. La Bataille de Culloden (1964), son premier film professionnel sur le massacre des Highlanders écossais par les Britanniques en 1746, est salué par la critique.
En 1967, il reçoit l’Oscar du meilleur documentaire pour La Bombe. Pamphlet contre la course aux armements, le film lui a été commandé par la BBC et dépeint le chaos consécutif à une attaque nucléaire sur Londres, démontrant que toute image est un leurre et que le cinéma-vérité peut tromper aussi bien qu’une fiction. Il s’appuie sur des documents filmés à Hiroshima et à Nagasaki, mais aussi sur des acteurs recrutés lors de réunions publiques dans le Kent.
« Travail de génie »
Watkins peaufine sa méthode. Mais, à la suite de pressions du gouvernement britannique, le film est interdit d’antenne. Ecœuré, le cinéaste quitte son pays natal en 1968, après avoir tourné Privilège, sur la construction d’une pop star. Ce pacifiste radical s’installe alors en Suède, où il réalise Les Gladiateurs (1969), satire des jeux de guerre télévisés, puis, aux Etats-Unis, Punishment Park (1971), sur la politique répressive de Richard Nixon au Vietnam. L’irréductible Peter Watkins avait également travaillé avec Marlon Brando à l’écriture d’un projet sur le massacre des Amérindiens.
C’est en Norvège qu’il réalise son chef-d’œuvre, Edvard Munch, la danse de la vie (1974), qu’Ingmar Bergman qualifia de « travail de génie ». Le film assume sa subjectivité – le cinéaste y pousse son propre cri – et utilise une méthode révolutionnaire : un montage alchimique y mêle l’élaboration des tableaux du peintre, une chronologie bousculée par des réminiscences obsessionnelles, leitmotiv d’une mémoire hantée par des scènes-clés, des troubles physiques et métaphysiques, et des interventions de personnages qui, comme s’ils étaient interviewés, livrent leurs états d’âme ou jugements moraux, sociaux, esthétiques.

A droite : le réalisateur Peter Watkins, sur le tournage de son film « Les Gladiateurs » (« Gladiatorerna »), en 1969. PROD DB © SANDREWS
La portée de ces confessions-interventions filmées en regard caméra trouble d’autant plus que Peter Watkins les a voulues incontrôlées, espaces de liberté offerts aux comédiens non professionnels choisis scrupuleusement. Après avoir fait passer une annonce dans les journaux, le cinéaste auditionne 600 postulants, acharné à trouver pour chacun de ses personnages un double correspondant à son physique et à son profil psychologique. Chaque rôle distribué, il donne aux acteurs le sens général de la scène, et ceux-ci jouent avec leurs gestes, leurs mots, réagissant aux toiles du peintre, s’exprimant à leur façon.
Dans le film, Munch rôde, mi-spectre mi-amant transi, en proie au désir et guetté par deux fantômes, ceux de la maladie et du puritanisme. Il recompose à l’infini les hémorragies pulmonaires de ses proches, les mines livides de ses sœurs, l’ambiance de feu et de soufre qui l’enserre. Comme ses amis Strindberg ou Ibsen, Munch est otage d’un douloureux paradoxe : il fait partie de ces hommes décidés à dénoncer l’esclavage du mariage, mais qui souffrent que leurs maîtresses pratiquent l’amour libre et qui voient les femmes libérées comme des vampires.
« Je suis un homme en colère »
Tout le film est rythmé par ce triple cauchemar : crachats sanglants sur des oreillers blancs ; échos récurrents des pleurs, sanglots et gémissements du peintre ; éternelle vision de cette Mme Heiberg, une femme mariée dont il chérit la peau douce et les baisers dans le cou, qui s’affiche au bras d’un autre homme, qu’il surveille, menace et harcèle. Sa détresse colore les ciels et les nuages d’un rouge couleur de sang. La peinture de Munch est divagation de frustré, tension psychique et sexuelle, exacerbation d’une âme meurtrie aux pulsions déçues.
Nouveau désaveu : la télévision norvégienne déteste tant le film (elle l’a pourtant produit) qu’elle fait tout pour l’empêcher d’être projeté au Festival de Cannes, puis le boycotte dans les marchés, avant de déclarer en avoir perdu les négatifs. Il a fallu un passionné, Oliver Groom, patron d’une maison de production de DVD de Toronto, et l’engagement du collectif français Co-errance, pour reconstituer le film presque trente ans après, l’exhumer, le restaurer.
L’œuvre rebelle de Watkins se poursuit au Danemark, avec The Seventies People (1975), sur le suicide des jeunes. Il revient au nucléaire avec The Trap (1975), explore une grève de dockers avec Evening Land (1977) et signe Le Voyage(1987), nouveau plaidoyer contre le nucléaire de quatorze heures et trente-trois minutes, tourné dans douze pays, et refusé par toutes les télévisions.
En 1999, Peter Watkins tourne La Commune (Paris, 1871) dans les anciens studios de Georges Méliès à Montreuil (Seine-Saint-Denis), produit et mal digéré par Arte qui refuse de le programmer in extenso. « Mes films sont boycottés, disait-il, parce qu’après les avoir vus, plus personne ne croit aux reportages de la télévision et aux films d’actualités. »
Entre-temps, il organise des débats publics contre les mass media, enseigne à l’université Columbia où il décrypte avec ses élèves les informations télévisées et les soap operas, élabore sa théorie de la monoforme, critique des techniques de réalisation hachées, rapides, standardisées et interchangeables, qui modifient l’information et biaisent sa communication.
« Je suis un homme en colère, déclarait-il au Monde en 2005. J’ai décidé de ne plus faire de cinéma, la profession me fait honte. Je les déteste, ces marchands imbus de leur pouvoir, cette clique arrogante qui bafoue la liberté d’expression du public en refusant de casser le mur qui sépare cinéaste et spectateur. Moi, j’ai voulu inventer un contre-pouvoir, faire des films qui démontaient le mécanisme manipulateur du documentaire, sa prétendue impartialité. »
En 1994, lassé des attaques répétées contre ses films aussi bien que par le contexte audiovisuel et médiatique global, Peter Watkins était parti s’installer à Vilnius, en Lituanie, avec sa seconde épouse, une Lituanienne, Vida Urbonavicius. Le couple s’était réinstallé en 2007 dans la Creuse, où Watkins s’est éteint.
29 octobre 1935 Naissance à Norbiton (Royaume-Uni)
1964 Premier film professionnel, « La Bataille de Culloden »
1967 Reçoit l’Oscar du meilleur documentaire pour « La Bombe »
1974 « Edvard Munch, la danse de la vie »
1987 « Le Voyage »
1999 Tourne « La Commune », sur la Commune de Paris
2007 S’installe en France, dans la Creuse
31 octobre 2025 Mort à Bourganeuf (Creuse)
Peter Watkins : "Je les déteste, ces marchands imbus de leur pouvoir"
Publié le 01 février 2005
Pourquoi Edvard Munch vous fascine-t-il ?
C'est en présentant La Bombe à l'université d'Oslo en 1969 que je suis tombé sur une exposition des œuvres du peintre norvégien. J'ai été frappé par l'atmosphère de ses tableaux, sa façon de représenter sa famille et de bousculer le temps. J'ai retrouvé ensuite dans ses Carnets cette lancinante et audacieuse manière de faire resurgir des souvenirs obsessionnels qui a beaucoup influencé la structure de mon film. Et puis s'est opérée entre lui et moi une sorte d'identification. Je ne vous en dirai pas plus, cela appartient à ma vie privée. Disons qu'il y a des connexions entre nos enfances et le rejet dont nous avons été tous deux victimes sur le plan professionnel.
Vous êtes un cinéaste maudit ?
La Bombe a été interdit d'antenne pendant plus de vingt ans par la BBC, et j'ai fini par quitter définitivement le sol anglais en 1968. La télévision norvégienne a produit Edvard Munch à contrecœur et l'a tellement détesté qu'elle a tout fait pour l'empêcher d'aller au Festival de Cannes, puis l'a boycotté dans les marchés. Ils ont déclaré avoir perdu les négatifs, le son, et il a fallu un passionné, Oliver Groom, patron d'une maison de distribution de DVD de Toronto (Projet X) et l'engagement du collectif français Co-Errances pour reconstituer le film presque trente ans après, le restaurer, l'exhumer.
Ma dernière œuvre, La Commune, a été trahie par Arte, qui refuse de la programmer in extenso. Je suis un homme en colère, j'ai décidé de ne plus faire de cinéma, c'est une profession qui me fait honte ! Je les déteste, ces marchands imbus de leur pouvoir, cette clique arrogante qui bafoue la liberté d'expression du public en refusant de casser le mur qui sépare cinéaste et spectateur, de remettre en cause les représentations de la réalité, d'admettre que ses critères d'objectivité sont faux ! Moi, j'ai voulu inventer un contre-pouvoir, faire des films qui démontaient le mécanisme manipulateur du documentaire, sa prétendue impartialité. Le culte de l'ego culmine aujourd'hui avec les clowneries de Michael Moore ! Cela suffit, nous pataugeons dans des abysses !
Comment avez-vous choisi les acteurs d'Edvard Munch ?
Le casting a été le moment que j'ai préféré. J'ai fait passer une annonce dans les journaux : voulez-vous participer à un film sur Munch, avez-vous une ressemblance avec lui ? Mes producteurs étaient sceptiques. Ils étaient sûrs que les Norvégiens étaient trop réservés pour venir se donner en spectacle. Mais quand on a ouvert la porte, le premier jour des auditions, le bureau a été envahi par une foule. Six cents personnes ont répondu à mon appel, que j'ai reçues une à une ! Tous des amateurs ! Tous les personnages du film étaient dotés d'une fiche avec une photo, et en interviewant chaque postulant, j'ai trouvé un double correspondant au physique et au profil psychologique de chacun. Le plus difficile a été de trouver les deux protagonistes principaux. La jeune femme qui interprète Mme Heiberg ne voulait pas jouer ; elle accompagnait ce jour-là une amie candidate. Quant à Edvard Munch, nous l'avons trouvé au dernier moment. Un jeune homme est entré, timide : c'était lui !
Les dialogues sont-ils tous écrits ?
Pas du tout ! Certaines scènes entre Munch et Mme Heiberg sont improvisées par les comédiens ; je leur donnais le sens général, ils réagissaient avec leurs gestes, leurs mots. De même, les femmes allemandes qui réagissent aux toiles de Munch expriment leurs propres opinions, à leur façon ! J'ai procédé de la même manière pour La Commune, où les comédiens, recrutés parmi des volontaires, des militants dans des associations de défense des sans-logis, des habitants du 11e arrondissement de Paris, ont écrit eux-mêmes leur texte et réagissent aux réformes politiques et sociales contemporaines. Je leur demandais s'ils étaient prêts aujourd'hui à construire des barricades. Mes films sont boycottés parce qu'après les avoir vus plus personne ne croit aux reportages de la télévision et aux films d'actualité !