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Les démissions d’enseignants, un phénomène en expansion

Des stagiaires qui renoncent à entrer dans le métier, des professeurs qui souhaitent le quitter… l’éducation nationale essaie tant bien que mal de les retenir, sans vraiment répondre à leur malaise.

 


Il aurait dû faire sa première rentrée des classes en tant que titulaire il y a un an. Mais Baptiste (il souhaite rester anonyme, comme les autres personnes citées par leurs prénoms), 25 ans, a choisi de « s’échapper » avant. Quatre mois à enseigner la musique comme professeur stagiaire dans un collège de Douai (Nord) lui ont suffi à prendre sa décision : en janvier 2020, il a posté sa lettre de démission.

« Il n’y a pas eu d’événement déclencheur, rapporte-t-il, ça se passait bien avec mes élèves, et même très bien lors des inspections, mais je ne me sentais pas à l’aise… Le fonctionnement, la vie de l’établissement : tout cela me semblait très éloigné de ma passion pour la musique. » Le jeune homme a « tenu l’année ». « Tu es fou : pourquoi faire ça après cinq ans d’études, un concours en poche [le Capes], et la sécurité de l’emploi ? », lui ont dit ses proches. Mais son choix était arrêté : en septembre, il n’a pas repris le chemin du collège, « sans temps perdu et sans regrets ». Il met désormais « toute son énergie » dans l’entreprise agricole familiale pour, espère-t-il, la « faire évoluer ».

 

Ruptures de contrat

Combien sont-ils ceux qui, comme Baptiste, claquent la porte de leur classe avant même d’y avoir pris leurs marques ? « De plus en plus nombreux », concède-t-on rue de Grenelle, sans livrer le détail de ces démissions précoces (de stagiaires), pour l’année écoulée. Elles représentaient, déjà, la moitié du total il y a trois ans.Celles émanant de professeurs titulaires sont, en revanche, bien documentées : le ministère de l’éducation en a comptabilisé 1 554 en 2019-2020 et même 1 648 en 2020-2021, selon des chiffres communiqués par Jean-Michel Blanquer lors d’une audition au Sénat le 3 novembre.

 

Rapportés au total de 800 000 enseignants, ces départs ne pèsent pas grand-chose. Mais d’année en année, ils se font de moins en moins rares : le service statistique ministériel en recensait environ 400 parmi les enseignants en poste en 2012-2013 ; ils ont plus que triplé pour atteindre 1 417 en 2018.


L’année 2020 – la première touchée par le Covid-19 – est aussi celle qui a vu le ministère de l’éducation introduire, à titre expérimental, des ruptures conventionnelles de contrat. Ainsi, 1 219 demandes lui ont été soumises en un an, 296 ont abouti pour des membres du personnel enseignant. Avec une enveloppe moyenne de 16 876 euros d’indemnités, pour permettre à ces ex-professeurs de se relancer, précise-t-on à la « DRH » de la Rue de Grenelle.

« Se relancer » : Marion Favry, qui accueille dans son cabinet de psychopraticienne, à Paris, un certain nombre de professeurs, en parle avec les intéressés. Surtout depuis que la crise sanitaire s’est installée dans le paysage scolaire. « Le sentiment de solitude et de perte de sens a augmenté. De confinement en confinement, ils ont pris du recul. Ceux que j’accompagne, notamment les plus jeunes, ont davantage de facilité à envisager un changement de carrière », estime-t-elle. Elle-même a fait le grand saut en 2019, après vingt-cinq rentrées dans le second degré, et deux demandes de départ volontaire qui lui avaient été refusées. La troisième a été la bonne. « Si l’éducation nationale se débarrassait de tous ceux qui en formulent un jour le souhait, ça se saurait », glisse l’ancienne professeure.

Sur le papier, la tendance reste « très mesurée », défend-on dans l’entourage de M. Blanquer. Mais sur le terrain, on est sûr que le tableau statistique sous-estime la donne. « “J’ai fait le tour du métier, qu’est-ce que je peux faire d’autre ?” Ce type de messages, on en reçoit de plus en plus dans nos permanences », rapporte Elisabeth Allain-Moreno, chargée des questions de carrière au SE-UNSA. « Le discours politique valorisant la mobilité, sous ce quinquennat, a créé une attente… et il y a embouteillage », avance Maxime Reppert, du Snalc, qui tient une ligne d’écoute pour les enseignants en souffrance, à Dijon. « Le sujet monte en salle des profs », assure aussi Sophie Vénétitay, du SNES-FSU. « A tel point qu’on vient de lancer une enquête pour chiffrer plus précisément les démissions dans vingt-cinq départements », renchérit Guislaine David, du SNUIpp-FSU.

 

« Stratégie d’empêchement des départs »

En septembre, des « alertes » sont parties de plusieurs territoires qui ne comptent généralement pas parmi ceux décrits comme fuits ou évités. Ainsi de l’Ille-et-Villaine et des Pyrénées-Orientales – qui auraient récemment comptabilisé, pour l’un, près de trente démissions, pour l’autre, près d’une vingtaine rien qu’au primaire. Et c’est sans compter les enseignants, premier et second degrés confondus, qui disent « temporiser » et mettent un premier pied hors de la classe (au moins temporairement) en demandant une « mise en disponibilité », ou en se proposant pour un poste de formateur, de référent, d’inspecteur ou même de chef d’établissement – quand bien même cela implique de repasser un concours.

« Cela se fait d’ailleurs souvent sur les conseils de leur hiérarchie, qui leur demande d’y réfléchir à deux fois avant une décision plus radicale », explique Rémi Boyer, fondateur de l’association Aide aux profs, qui, depuis quinze ans, accompagne les personnels dans leurs projets de reconversion. M. Boyer estime qu’entre 40 000 et 60 000 enseignants ont su trouver « une échappatoire » à la classe ou en recherchent une. Et à l’écouter, la tendance pourrait s’accentuer encore si l’institution, confrontée depuis dix ans à une crise du recrutement, ne menait pas ce qu’il qualifie de « stratégie d’empêchement des départs ».

Baptiste peut en témoigner : à trois reprises, son inspecteur lui a demandé s’il était sûr de sa décision. Et il n’est pas le seul. Pierre, qui a démissionné à la fin de l’année scolaire 2020 après vingt-cinq ans à enseigner les mathématiques, a été pris d’un doute quand sa hiérarchie lui a demandé, à la fin du premier confinement, de confirmer sa décision. « On était en mai, je n’avais pas revu mes élèves à cause du Covid-19, ils me manquaient, dit-il ; c’est surtout d’eux dont il est difficile de décrocher. » Il n’a pas changé d’avis pour autant. « Le mois de juillet a été compliqué, et encore plus septembre : c’était ma première non-rentrée, je me sentais comme un retraité, à pas même 50 ans… » Reconverti dans deux activités distinctes dans le Lot-et-Garonne – la vente de bois et des cours particuliers –, il est sûr d’avoir « gagné en qualité de vie », mais reconnaît qu’il aura « toujours la nostalgie d’une salle de classe pleine ». D’autres ne parviennent pas – ou mettent plus longtemps – à quitter leur poste. Ce sont ces enseignants-là que voit affluer l’association Aide aux profs, qui reçoit quelque 800 demandes par an et parvient à en suivre environ 200.

Burn-out

Après avoir enseigné plus de vingt ans dans des lycées technologiques de la région francilienne, Nathalie Portois a obtenu, en 2020, sa rupture conventionnelle de contrat. Mais sans indemnités, tient-elle à préciser, « ce qui vaut démission ». Avant cela, elle s’était sortie d’un burn-out, et formée au métier de sophrologue grâce à une mise en disponibilité de trois ans.

Arriver au bout de la procédure, Maxime, professeur de maternelle en Gironde, en rêve. Le quadragénaire a multiplié les recours – jusqu’à solliciter l’Elysée – avec le soutien d’Aide aux profs, pour obtenir la rupture conventionnelle de contrat qui lui permettrait de se reconvertir comme programmateur informatique. Sans résultat : « Le rectorat m’a fait savoir qu’il n’est pas en mesure de me faire bénéficier du dispositif », en invoquant « une situation d’urgence ». Autrement dit : la pénurie de professeurs sur le terrain. Ce père de famille, qui ne peut pas « se permettre » de démissionner, est aujourd’hui en arrêt-maladie. « L’Etat paie mon remplaçant, et me paie, moi, alors que je ne demande qu’à partir… C’est kafkaïen. »


Ce témoignage n’est pas isolé. « Les collègues qui n’obtiennent pas gain de cause n’ont souvent pas d’autre choix que l’arrêt-maladie, c’est même encouragé »,rapporte Ekram Hajji, ex-professeure des écoles aux Lilas (Seine-Saint-Denis). Elle-même a opté, en juin, pour une « démission sèche ». A 46 ans, après vingt et un ans de métier, elle se laisse un peu de temps pour rebondir. « J’ai un filet de sécurité, souligne-t-elle, mon conjoint a sa propre entreprise. Un luxe que tout le monde n’a pas. »

 

Clivage générationnel

Pourquoi partir ? Il y a dans les arguments avancés par ces enseignants un clivage générationnel assez net. Après quinze ou vingt ans de métier, la plupart invoquent l’alourdissement des tâches et l’épuisement professionnel qui en découle. Souvent, aussi, le manque de reconnaissance. Et la peur de devenir ce qu’ils ne veulent pas être : un enseignant « aigri », sourd aux besoins des élèves et mis en incapacité d’y répondre.

« Des cours qui se passent mal, on en a tous fait l’expérience, rapporte Sylvie Moreau, vingt-huit ans de carrière (dont dix en collège à Tours) comme professeure de mathématiques, et démissionnaire en 2018. Mais à la fin, je me sentais responsable de mes échecs, je n’avais plus les ficelles sur lesquelles tirer pour améliorer les choses. Plus ça allait, plus je me sentais impuissante face à des classes de plus en plus nombreuses et de plus en plus dures. »

L’argumentaire est différent chez les néophytes : eux insistent plutôt sur le choc entre le métier idéalisé et la réalité. Et des contraintes qu’ils n’avaient pas toujours anticipées. C’est ce que raconte Baptiste : « On quitte du jour au lendemain son lieu de vie [le concernant, la Normandie] pour être parachuté sur le terrain [un collège du Nord]. Et ça, ça passe ou ça casse… » Quand le jeune homme a compris que, sans points au barème des affectations, sans expérience, sans enfants, il ne reviendrait pas chez lui de sitôt, il s’est senti coincé.


Dans le cadre du Grenelle de l’éducation, grand-messe de fin de quinquennat consacrée au métier d’enseignant, M. Blanquer n’a pas seulement initié une revalorisation des débuts de carrière : il a aussi pris l’engagement d’accompagner la mobilité de ses administrés. Sur le premier point, des avancées ont été faites. Mais sur le second, le scepticisme prévaut sur le terrain.

Ne lui parlez pas de « ressources humaines » : Joëlle, 35 ans, a le sentiment que l’éducation nationale fait sans. Elle a « jeté l’éponge » en février 2021, après onze années comme professeure au primaire, dont les deux dernières à la direction d’une grosse école dans la banlieue de Lille. « Le Covid-19 et la charge mentale qu’il a générée, ça n’a été que la goutte d’eau, assure-t-elle, j’étais déjà au bout du rouleau. » Ce que la trentenaire retient, un peu amère, de la période, c’est l’accueil fait à sa décision. Ou plutôt l’absence d’accueil : « J’ai reçu au bout d’un mois un courrier me demandant de confirmer ma démission, et ça c’est terminé comme ça. » Le seul signal est venu de son ordinateur, le 7 juillet, au dernier jour de l’année : « Je n’ai pas pu me connecter à mon portail. J’ai compris que c’était fini. »

22 %

C’est la part de personnels contractuels au sein de l’éducation nationale en 2020-2021, quand ils n’étaient que 14,5 % entre 2015-2016. Une hausse d’autant plus notable que, dans le même temps, le nombre de titulaires comptabilisés est resté stable. Elle s’explique « principalement par les recrutements d’assistants d’éducation [AED] et d’accompagnants d’élèves en situation d’handicap (AESH) », plus que de personnels prenant charge d’une classe, tempère-t-on au ministère de l’éducation. Il y a un an, la Cour des comptes relevait déjà que la hausse des contractuels dans la fonction publique résultait, essentiellement, des recrutements à l’éducation nationale.