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Inceste : les équipes pédagogiques et les personnels de santé scolaire en première ligne

Le gouvernement entend renforcer les trois « leviers » de prévention et d’action à disposition des personnels dans les écoles. Ces derniers demandent aussi plus de moyens.
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Un rendez-vous médical dans un collège de Vico, en Corse-du-Sud, le 29 janvier.
Dépister, prévenir, signaler : pour le gouvernement, l’école dispose déjà d’au moins trois « leviers », qu’il entend renforcer, pour jouer son rôle de « vigie » face aux violences sexuelles subies par des enfants. Les enseignants et les personnels de santé scolaire, eux, ont pourtant le sentiment qu’on ne leur donne pas toujours les moyens suffisants pour endosser cette responsabilité, alors même qu’ils se savent, aujourd’hui, en « première ligne » : tous ont en tête l’estimation formulée par les associations de « deux à trois enfants par classe à l’école élémentaire » possiblement victimes d’inceste ; un ratio avancé par les pouvoirs publics dans le sillage de l’affaire Duhamel. Etat des lieux des dispositifs, actuels et projetés.
Des visites médicales renforcées
En la matière, ce sont les infirmiers et médecins scolaires qui sont appelés en renfort. « Deux rendez-vous de dépistage et de prévention – l’un au primaire, l’autre au collège – seront mis en place pour tous [les enfants], dans le cycle de visites médicales obligatoires existantes », a fait savoir le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, sur Twitter le 23 janvier. Ce n’est pas tout à fait une surprise : le secrétaire d’Etat à l’enfance, Adrien Taquet, avait déjà annoncé travailler avec le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, sur le sujet. Mais pour les 1 000 médecins scolaires et les 7 700 infirmiers concernés, l’« injonction » au renforcement de ces visites relève presque du « vœu pieu ».
« Attention aux effets d’annonce, prévient Jocelyne Grousset, porte-parole des médecins scolaires du SNMSU-UNSA. Alors que la crise du Covid bat son plein, et en pleine procédure de décentralisation des personnels de santé, le gouvernement fait peser sur nos épaules une responsabilité supplémentaire sans nous en donner les moyens. » « C’est bien mal connaître les enfants, et encore plus les enfants victimes de violences, que de croire que la parole peut se libérer sur commande », réagit Saphia Guereschi, porte-parole des infirmiers du Snies-UNSA.
La réglementation actuelle prévoit, à l’école, une visite médicale à 3 ans, rendue obligatoire en septembre 2020, et une autre à 12 ans, à l’entrée au collège. La visite des 6 ans n’est plus systématique depuis cette année. Dans les faits, il est pour l’heure impossible de toucher toute une classe d’âge – quelque 750 000 enfants –, disent les personnels missionnés : la visite de la 6e année a concerné, en 2018, moins de 1 enfant sur 5, « alors qu’elle est en principe universelle », a rappelé la Cour des comptes dans un récent rapport. Le bilan infirmier de la 12e année n’a été « réalisé que pour 62 % de l’ensemble des élèves », écrit-elle.
Des séquences de sensibilisation avec les élèves
C’est là le deuxième levier. Depuis 2001, l’éducation à la sexualité est inscrite dans la loi, à raison « d’au moins trois séances annuelles » dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées (article L-312-16 du code de l’éducation). A cela s’ajoute « au moins une séance annuelle d’information et de sensibilisation sur l’enfance maltraitée », inscrite à l’emploi du temps des élèves (article L. 542-3).
Une « prévention collective » est réalisée en lien avec les programmes scolaires à partir d’une « triple entrée » – l’éducation à la sexualité, la promotion de l’égalité et la protection de l’enfance –, fait-on aussi valoir rue de Grenelle, en rappelant que pas moins de deux circulaires (en 2003 puis en 2018) ont été consacrées au sujet.
Sur le papier, l’objectif est clair. Mais sur le terrain ? Une enquête réalisée en 2016-2017 par la Dgesco, service central du ministère de l’éducation, a mis en lumière que 90 % des établissements mettant en œuvre les trois séances en question avaient pu traiter, avec leurs élèves, des violences sexistes et sexuelles. « Mais 90 % de combien ? », s’interrogent les enseignants. Réalisée la même année, une enquête du Haut conseil à l’égalité (HCE) portant sur un échantillon de 3 000 établissements, a fortement nuancé le tableau : 25 % des écoles, 11 % des lycées et 4 % des collèges sondés ont déclaré n’avoir jamais mis en place d’action de sensibilisation sur le sujet. Parmi les freins identifiés par les équipes, le manque de moyens mais aussi la difficile gestion des emplois du temps. Ces séances existent, mais elles ne sont « ni systématiques ni régulières », rapportent les enseignants.
Signaler, informer… à condition d’être formé
L’Education nationale le reconnaît : faute de « remontées exhaustives », le nombre d’informations préoccupantes (les « IP », dans le jargon de l’école) et de signalements faits par les équipes éducatives est « incomplet ». Et ce même si l’institution scolaire est considérée comme l’un des principaux pourvoyeurs de signalements. Le protocole veut que les « IP » soient adressées aux cellules départementales de recueil des informations préoccupantes. Les signalements sont, eux, en cas de « danger imminent » de l’enfant, directement transmis au procureur de la République. On estime à 35 000 le nombre d’IP et à 10 000 celui des signalements réalisés, chaque année, en milieu scolaire. Des chiffres « stables dans le temps », assure-t-on au ministère de l’éducation. Mais « probablement sous-évalués », ajoutent les professionnels de la protection de l’enfance.
Tous niveaux confondus, les difficultés éducatives rencontrées par les parents sont le premier motif d’alerte (de 30 à 40 %), devant les difficultés de comportement de l’élève. Les violences sexuelles ne concernent qu’un faible nombre de remontées (de 2 à 7 %), qui varie beaucoup en fonction de l’âge, précise-t-on au ministère. Un bilan statistique à manier avec prudence, au regard des difficultés rencontrées par l’élève pour témoigner de ce qu’il subit, et par l’adulte pour identifier ce qui, souvent, n’est pas dit.
Pour « faire mieux », les enseignants formulent une même requête : bénéficier d’une formation spécifique. Bien que le code de l’éducation le prévoie, et que deux circulaires (de 1997 et de 2001) lui soient consacrées, les syndicats dressent le même constat : les actions de sensibilisation n’ont touché, jusqu’à présent, qu’une « part infime » des personnels. Lutter contre l’inceste « passe par la formation des professeurs », a pourtant reconnu M. Blanquer, interrogé sur France Info le 19 janvier.
S’exprimant elle aussi à la radio, Brigitte Macron, ex-enseignante, a plaidé en ce sens, citant deux exemples dont l’école française pourrait s’inspirer : celui du Danemark, où une « mallette pédagogique » est distribuée aux professeurs, et celui du Canada, qui s’est saisi de l’enjeu il y a quarante ans déjà. Il faut « mettre autour d’une table les professeurs, les pédopsychiatres, les directeurs, les parents », défend Mme Macron. Dans les établissements, on plaide aussi pour une démarche « en équipe », appuyée sur l’expertise des personnels médico-sociaux, et ce à « toutes les étapes » du suivi de l’enfant, du dépistage jusqu’au signalement.