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Aux urgences du Mans, tenir bon malgré la désertification médicale

REPORTAGE Alors que les quatre services d’urgence autour de la capitale de la Sarthe sont sous forte tension, le fragile équilibre habituel est bousculé en cette rentrée post-Covid, avec notamment des chiffres de fréquentation en augmentation.

 

« Je vais vous installer dans un lit, monsieur », répète une infirmière, avec le ton ferme mais bienveillant du soignant. Derrière le rideau, un vieil homme va être transféré du brancard sur lequel il est allongé vers un lit, porté par plusieurs personnels de santé. Soit un support plus confortable. Au centre hospitalier du Mans, dans la « salle de transit » des urgences, destinée aux patients en attente de résultats ou d’une hospitalisation dans les étages, on reste parfois plus longtemps que prévu. Plus encore peut-être ces dernières semaines, alors que l’activité du service explose, mais que le nombre de places dans l’hôpital, lui, ne bouge pas. « Cette nuit, plusieurs personnes ont dû dormir là… ce n’est pas idéal pour l’intimité et la surveillance », reconnaît l’urgentiste Clara Gobert, derrière laquelle une dizaine de patients sont installés, allongés ou assis, aux quatre coins de la pièce, ce lundi 8 novembre.

Il y a quelques jours à peine, le service a franchi son record de fréquentation, avec 229 passages en vingt-quatre heures, contre 166 en moyenne avant la crise du Covid-19. Après un été tendu dans ces services qui souffrent d’une forte pénurie de médecins, la rentrée a été tout sauf normale, malgré l’accalmie sur le front du Covid. « La reprise a été pire que l’été et ça, ce n’est pas habituel, résume l’urgentiste Jöel Pannetier, référent médical des projets territoriaux du groupement hospitalier du territoire de la Sarthe. L’activité ne fait que monter»

Pour le médecin, il y a un effet « post-Covid », avec ces malades chroniques qui atterrissent aux urgences après des retards de prise en charge, mais l’explication est ailleurs : les quatre services d’urgences des alentours se trouvent dans le rouge. Au Bailleul, on ferme désormais quasiment toutes les nuits, à La Ferté-Bernard, de temps en temps la nuit et jusqu’à vingt-quatre heures parfois, de même qu’à Saint-Calais et à Château-du Loir. Du jamais-vu dans ce territoire sarthois où les difficultés ne sont pourtant pas nouvelles, avec une désertification médicale qui va de l’hôpital aux médecins généralistes – 60 000 habitants n’ont pas de médecin traitant – jusqu’aux spécialistes.

Mais quelques départs d’urgentistes ici et là dans ces services qui comptent une quarantaine de postes vacants sur 80, contre 30 avant la crise, et un marché de l’intérim médical toujours plus rude, ont suffi à bousculer le fragile équilibre maintenu jusqu’ici. Une tension qui touche de nombreux territoires du pays, à entendre les représentants des urgentistes, avec des fermetures qui se multiplient depuis la rentrée dans ces services, dont la promesse est pourtant d’être ouverts « vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Il suffit de regarder un peu plus loin, en Mayenne, au centre hospitalier de Laval, pour voir les urgences fermer de manière inédite plusieurs nuits par semaine depuis la rentrée.


Mécanique bien rodée

Installé derrière son bureau au Mans, le docteur Pannetier imprime ce qu’il surnomme le « tableau de la pénurie » du jour. Selon le nombre de médecins présents dans chacun des quatre autres services sarthois, l’activité est calibrée de « normale » à « adaptée », faisant varier le type de patients pouvant être accueillis, en allant jusqu’à la fermeture. « On en arrive à des choses qu’on n’aurait pas pensé faire un jour », dit-il en souriant, avant de traverser la salle de régulation du SAMU, où le nombre des appels s’élève désormais à près d’un millier par jour, soit 200 de plus qu’avant la crise. Cette organisation graduée permet de garder au maximum les services ouverts, quand bien même tous les médecins nécessaires ne sont pas là : « On est un laboratoire d’idées, on n’a pas le choix ! »


Chargé des patients les plus graves pour l’après-midi, le docteur Gobert, aux traits légèrement tirés, slalome dans le couloir entre les brancards le long des murs. « On avait l’impression qu’on allait pouvoir souffler un peu à la rentrée, mais ce n’est pas le cas, c’est vrai que ça pèse sur le moral, avoue la jeune femme, qui débute sa semaine avec pas moins de soixante heures en perspective. Heureusement, on est une équipe soudée, mais ça ne va pas être jouable à ce rythme trop longtemps. » Cent trente-deux passages s’affichent au compteur dans le service, à 15 h 30.


Malgré l’affluence, l’atmosphère est calme, dans une mécanique bien rodée qui part de l’accueil et du tri à l’entrée, pour déterminer le niveau de gravité de chacun, jusqu’aux secteurs d’attente pour les patients « couchés », les chaises pour les « valides », les box et les chambres.


« On a battu des records de fréquentation, mais pas du temps d’attente », soutient le chef du service, Lionel Imsaad, qui sort de réunion et va poursuivre dans quelques heures avec sa nuit de garde. « Les gardes sont plus denses », reconnaît l’homme de 38 ans, qui se veut « optimiste », loin de tout « discours misérabiliste ». A l’heure où il parle, la durée d’attente des patients – après le tri de gravité effectué à l’entrée par une infirmière – reste inférieure à trois heures.

 

Problématique des déserts médicaux

Le service tient le coup, mais cela a un prix : l’équipe médicale, qui compte neuf postes vacants sur 40 – soit le même chiffre qu’avant la crise sanitaire –, a cumulé six mille heures supplémentaires, alors que l’année n’est pas terminée. Mille de plus que sur la totalité de l’année 2019. « Forcément, c’est difficile », reconnaît Lionel Imsaad. La moyenne d’âge des praticiens est de 33 ans : « Les gens se crament vite aux urgences », dit celui qui a la chance de « bien dormir ». En novembre, la voilure a dû être réduite, malgré la fréquentation en hausse, pour préserver la ressource médicale : le nombre de médecins est repassé de six à cinq sur la journée.


Difficile de ne pas voir une forme d’absurdité à accueillir toujours plus de patients au Mans, dans un service de plus en plus sous-dimensionné, alors qu’ils pourraient être accueillis dans de meilleures conditions dans les centres périphériques, comme le veut l’éternel problème des « déserts médicaux » dont la charge se reporte à proximité. D’ores et déjà, les urgentistes tentent le plus possible d’organiser le renvoi des patients qui ont besoin d’être hospitalisés dans l’établissement à côté de chez eux, après leur passage aux urgences du Mans. Un projet d’équipe « territoriale » est en préparation, avec des médecins qui pourraient effectuer une partie de leur service dans les autres hôpitaux en souffrance.


Pendant qu’il déambule dans l’ancien secteur « Covid », le docteur Imsaad l’assure : lui est ses collègues tentent de « tirer toutes les ficelles ». Il montre aussi cette nouvelle « zone » créée en novembre pour les patients les plus âgés, en collaboration avec les gériatres et les pharmaciens. Un système de « fast pass » pour une population dont la« mortalité peut être corrélée au temps passé dans le couloir ». « L’urgence vitale, les patients les plus graves, ça ne nous pose pas de problème », pointe-t-il, c’est tout le reste qui peut rendre le quotidien de l’urgentiste, confronté à son impuissance, insupportable.

 

« Plan blanc » en psychiatrie

Deux semaines plus tôt, l’hôpital psychiatrique de la Sarthe est passé en « plan blanc », synonyme de grande tension. « Quand on voit des patients qui attendent chez nous une place en psychiatrie pendant un jour, deux jours… cinq jours ! C’est là où il y a une perte de sens pour un soignant, parce qu’on a fait notre boulot aux urgences, mais là, on ne sait plus faire », poursuit le docteur Imsaad. Cette problématique des « lits d’aval » pour placer les patients est récurrente aux urgences. « On est le service qui met en lumière tous les dysfonctionnements, là où ça se cristallise. »


Du côté des soignants, plus que de la cadence, on parle d’abord de cette « charge mentale ». « Le service est toujours densément rempli. Pour nous, c’est un peu la même chose, qu’il y ait 10 ou 40 patients en salle d’attente, résume Aurélien, infirmier de 34 ans. La différence, c’est l’atmosphère de travail, plus anxiogène parce que les gens attendent, c’est aussi passer sa journée à s’excuser, et rentrer parfois chez soi le soir en se disant qu’on a fait de la merde parce que l’outil hospitalier ne nous donne pas les moyens de faire notre travail. »

Il est 17 h 30, l’heure du second pic d’arrivées de patients de la journée. Une nouveauté, depuis que les autres services sarthois ferment la nuit.

 

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L’hôpital, grand absent de la campagne présidentielle après dix-huit mois de crise sanitaire

Réduction du nombre de lits, pénurie d’infirmiers, fermetures de services d’urgences faute d’effectifs médicaux… Le secteur hospitalier se trouve sous forte tension depuis la rentrée, sans s’imposer pour autant dans l’agenda politique.

Après dix-huit mois de crise sanitaire et alors que l’hôpital craque de toutes parts, on pouvait s’attendre à ce que la santé s’impose comme un thème majeur de campagne. Il n’en est rien, et les soignants sont les premiers à le regretter. « Dans le discours des candidats à la présidence de la République, il n’y a actuellement aucun mot pour la santé », s’énervait Karine Lacombe, infectiologue et chef de service à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, « effarée », le 9 novembre, au micro de France Inter.

Réduction du nombre de lits, blocs opératoires au ralenti, services d’urgences obligés de fermer la nuit… Les maux de l’hôpital public explosent de nouveau au grand jour depuis l’automne, entre la pénurie d’infirmiers, le manque de médecins, ou encore l’absentéisme et les difficultés de recrutement. Sans même parler de la reprise épidémique, qui va, quand bien même le vaccin joue un rôle d’amortisseur important, encore mettre en tension les établissements.

 

A l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), 18 % des lits étaient fermés faute de personnels au retour de l’été, rapportait Le Monde dans ses pages dès le 12 octobre. Il a fallu la publication du chiffre-choc de « 20 % » de lits fermés à l’échelle du pays, issu d’un avis du conseil scientifique, pour que des prises de parole émergent un peu sur la scène politique, sans que l’enjeu s’impose à l’agenda.

La proportion n’a pas manqué d’être contestée immédiatement par le ministre de la santé, Olivier Véran, qui a évoqué, lui, 5 % de lits fermés en médecine, avant de déclencher l’ouverture d’une enquête sur le sujet, annoncée par le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, le 27 octobre. Et pour cause : cette proportion de 20 % est loin de reposer sur des bases solides, comme le reconnaît le conseil scientifique quand on l’interroge, évoquant des remontées de quelques chefs de service contactés par ses membres et de l’AP-HP.

 

« Une crise dans la crise »

Mais cette bataille de chiffres est ressentie comme un déni de la situation chez les soignants. Est-elle vraiment indispensable ? 6 % de lits fermés selon la Fédération hospitalière de France, 1 % à 12 % en région selon les directeurs de CHU, 14 % à 18 % en Ile-de-France… « On rencontre plus de difficultés que jamais en cette rentrée, ça c’est certain, tranche Patrick Goldstein, patron du SAMU du Nord et chef des urgences au CHU de Lille. L’hôpital vit une crise dans la crise. »

En face, que disent les candidats à la présidentielle ? Côté socialiste, Anne Hidalgo veut « faire sauter complètement cette idée du numerus clausus », soit le nombre maximal d’étudiants autorisés à poursuivre des études de santé – officiellement déjà supprimé sous le quinquennat, remplacé par un numerus apertus fixé au niveau des universités –, et s’engager dans un « plan de recrutement massif ».Jean-Luc Mélenchon, pour La France insoumise, a mis l’accent sur des « solutions concrètes » comme un « moratoire sur les fermetures de lits », qu’il appelle de ses vœux, et des augmentations de salaires.

« Je rebâtirai l’hôpital public », a promis la candidate d’extrême droite, Marine Le Pen, en défendant elle aussi un moratoire sur les fermetures de lits. Une même volonté s’exprime encore à droite, à entendre Philippe Juvin, candidat à l’investiture du parti Les Républicains, qui a avancé la proposition du « doublement » du nombre d’infirmières, d’aides-soignants et de médecins en « formation dans les écoles ».

Le camp macroniste, lui, se retrouve un peu coincé, sous peine de reconnaître un échec, celui du Ségur de la santé. Ce « plan massif », promis par le président de la République après un mea culpa sur l’hôpital, a été annoncé à l’été 2020, au sortir de la première vague du Covid-19. Avec 8 milliards d’euros pour les revalorisations de salaire – notamment 183 euros net mensuels pour les personnels hospitaliers –, 19 milliards pour l’investissement, ou encore trente-trois mesures devant « transformer en profondeur le système de santé ».

Il est encore trop tôt pour s’attendre à des programmes de campagne étoffés, mais dans la communauté hospitalière, les discours paraissent déjà hors-sol. « Tout ça n’est pas crédible, supprimer le numerus clausus ne veut rien dire, ce n’est ni faisable ni souhaitable, les moratoires sur les lits c’est pareil, c’est à des années-lumière de résoudre les problèmes, étrille le médecin réanimateur chef de service à l’hôpital de Garches (Hauts-de-Seine) Djillali Annane, ancien conseiller ministériel sous la gauche, auprès de Marisol Touraine. L’hôpital n’est plus attractif, c’est ça le vrai sujet, de savoir comment on retrouve la qualité de vie au travail. » Salaires, effectifs, conditions de travail, organisation, permanence des soins les nuits et les week-ends… le sujet est vaste.

 

« Conditions d’accueil indignes »

On le répète dans les rangs médicaux : le problème n’est pas de trouver des médecins ou des soignants, c’est d’empêcher qu’ils quittent l’hôpital ! « Beaucoup partent parce qu’ils n’arrivent plus à cautionner le fait qu’ils travaillent dans des conditions d’accueil indignes pour leurs patients, en contradiction avec leurs valeurs soignantes… », déplore Fabien Paris, infirmier aux urgences de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) et membre du Collectif inter-urgences. « Depuis des années, on tire sur la corde, en réduisant les effectifs, les moments non productifs…,abonde Sophie Crozier, neurologue à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et membre du Collectif inter-hôpitaux. Mais on a besoin de temps pour les malades, c’est ce qui manque cruellement dans nos pratiques, ça en fait perdre le sens. »


Difficile d’oublier que les soignants se trouvaient déjà, à la veille de l’épidémie de Covid-19, mobilisés de façon inédite pour dénoncer le manque d’effectifs et de moyens, à coups de manifestations et de grèves pendant plus de onze mois. En mars 2019, l’étincelle était partie des services d’urgences, la « porte d’entrée » de l’hôpital, qui se retrouve de nouveau sous forte pression dans de nombreux établissements de santé.

« Le sujet est totalement absent de la campagne car personne n’a de vraie solution à proposer », Djillali Annane, professeur de médecine francilien

Mme Crozier comme d’autres le rappellent : c’est toute la logique à l’œuvre à l’hôpital qui est dénoncée depuis des années, sur laquelle personne n’ose ou ne sait vraiment comment faire machine arrière. Les économies, la rentabilité, l’efficience, l’appel à toujours plus d’activité… Quel système pour remplacer la « tarification à l’activité », brocardée comme le symbole de cet « hôpital entreprise » depuis bientôt deux décennies ? Quel hôpital veut-on pour demain ?

 

« Nouvelle vision » pour l’hôpital

« Le sujet est totalement absent de la campagne car personne n’a de vraie solution à proposer », reprend Djillali Annane. Pour le professeur de médecine francilien, il faut une « nouvelle vision » pour l’hôpital. « Il n’y a pas de remède miracle, mais pour l’instant le Ségur de la santé n’a pas donné de nouvel horizon, c’est pour ça que les soignants continuent de ne pas y croire et à s’en aller », estime-t-il.


On peut dès lors parler d’un dialogue de sourds avec La République en marche (LRM), qui ne cesse de mettre en avant le « bilan » du quinquennat. « Jamais, depuis la création de la Sécurité sociale, nous n’avions autant investi dans la santé », a encore scandé le futur probable candidat Macron, lors de son allocution le 9 novembre. « La transformation du système de santé, nous l’avons engagée dès le début du quinquennat, avec la loi Ma santé 2022, le pacte de refondation des urgences, le Ségur… », détaille Thomas Mesnier, député (LRM) de Charente et rapporteur du projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2022, qui prévoit une augmentation du budget pour l’hôpital. Ce n’est pas de l’autocongratulation, on peut toujours faire mieux, mais le mal étant profond, cela va prendre du temps pour arriver à une situation plus favorable, il faut avoir le courage de le dire »,défend-il.


Le discours est sensiblement le même dans la bouche d’Olivier Véran, régulièrement interpellé par les parlementaires ces dernières semaines sur les fortes tensions dans les hôpitaux de leurs territoires. Le ministre, qui assure prendre cette réalité « à bras-le-corps », n’a pas de médecins « cachés dans le placard » ni d’infirmières. Et de brandir la réforme du numerus clausus, desserré sous le quinquennat. Mais cela prendra une dizaine d’années pour en voir les effets, rappelle à chaque fois le ministre, soit le temps de formation d’un médecin.

 

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Après la crise, encore la crise : la Pitié-Salpêtrière à bout de souffle

FRAGMENTS DE FRANCE A six mois de l’élection présidentielle, Le Monde brosse un portrait inédit du pays. 100 journalistes et 100 photographes ont sillonné le terrain en septembre pour dépeindre la France d’aujourd’hui. Un tableau nuancé, tendre parfois, dur souvent, loin des préjugés toujours. Ces 100 reportages sont à retrouver dans un grand format numérique. Dans ce grand hôpital parisien, des chambres restent vides faute de personnel. Les départs se multiplient, sur fond d’épuisement généralisé, et la prise en charge des patients est dégradée.

 

 

En cette fin d’après-midi de septembre, un arc-en-ciel s’étire dans le ciel orageux, au-dessus des toits gris de Paris. Depuis la terrasse du bâtiment Eole, inauguré il y a deux ans, l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière a des airs de carte postale. Des jardins arborés d’où émergent le dôme d’une magnifique chapelle, des édifices classés du XVIIsiècle et, à l’horizon, le Sacré-Cœur et le Panthéon. Depuis ce vaisseau amiral de la médecine française, on aperçoit aussi les livres ouverts de la bibliothèque François-Mitterrand et les nouvelles tours Duo, de l’architecte Jean Nouvel, qui dominent le 13e arrondissement.

 

 

« Plus grand hôpital d’Europe », « ville dans la ville », comme on le dit souvent, avec ses allées et ses rues, la Pitié-Salpêtrière est une mosaïque architecturale où les vieilles pierres côtoient les façades grisâtres des années 1970-1980 et le verre étincelant des constructions contemporaines. Debout face au panorama, dans son pyjama bleu, Alexandre Demoule, chef du service de réanimation médicale, désigne son ancien bureau, dans l’aile Montyon. « La peinture s’écaillait, les faux plafonds me tombaient dessus », se souvient-il. Il l’a quitté juste à temps pour accueillir les premiers malades du Covid-19.

« Il n’y aura plus personne pour mon pot de départ »

Dans une heure, il a rendez-vous dans un karaoké près du Châtelet pour fêter le départ de Boye, une aide-soignante qui travaille depuis huit ans dans le service et s’engage dans des études infirmières. Mais il n’y a pas que des happy ends. Depuis le début de l’été, environ la moitié des infirmières et des aides-soignantes ont ainsi quitté le service. « Je n’ai jamais vu autant de personnes qui partaient. Je suis frappé », soupire le réanimateur, assis près d’un tee-shirt à l’effigie de Jacques Chirac et barré de la formule « Un chef, c’est fait pour cheffer », offert par des internes. Sur la petite table basse, un exemplaire de la revue Prescrire consacré au burn-out des soignants. « C’est le hasard, je ne l’ai pas déposé hier ! »promet-il, en souriant.

Mais c’est bien le sujet qui occupe toutes les conversations en ce moment. « Fatigue », « épuisement », « lassitude », les mêmes mots résonnent dans tous les couloirs de l’hôpital, mêlés à la colère et à la tristesse, car lâcher ce métier est souvent un crève-cœur. Le point de bascule a eu lieu au moment de la troisième vague. « Après le discours d’Emmanuel Macron en mars [demandant “un effort supplémentaire aux soignants”], beaucoup se sont dit “mais quelle condescendance !” », se souvient Alexandre Demoule. Comme plusieurs de ses pairs à la Pitié-Salpêtrière, il a profité des projecteurs braqués sur l’hôpital pour sonner l’alerte, interpellant le président de la République. « Rien ne s’est rien passé depuis », constate-t-il, écœuré par cette indifférence.

 

En 2022, il votera, « bien sûr », mais sans se faire d’illusions. « Quand les politiques vous disent “l’hôpital public, ça fonctionne très bien”, soyons clairs : cela veut dire qu’ils appellent leur copain chef de service ou font pression sur un directeur d’hôpital pour décrocher en trois coups de téléphone un rendez-vous que quelqu’un de modeste va mettre quatre mois à avoir. Et pour eux, aller dans le privé n’est jamais un problème : quoi qu’il arrive, ils auront toujours la possibilité de faire un chèque. »


Sur les murs du service, des affiches de cinéma détournées annoncent le nom des partants : Inès, Chloé, Mélanie, Robin, Samantha, Camille, Paula, Morgane… Certains ont des projets – changer de métier, reprendre des études, partir dans les îles –, d’autres juste l’envie de tourner la page. Dans le couloir d’un blanc immaculé où s’alignent les quinze chambres de réanimation et les sept chambres de l’unité de surveillance continue, la muraille de Chine un temps édifiée entre patients « Covid + » et « Covid – » a disparu. Les masques FFP2, les charlottes, les surblouses, les lunettes de protection font désormais partie de la routine. On « vit avec ».

 

Devant les écrans, où une mosaïque de vidéos permet aux soignants de voir d’un coup d’œil ce qui se passe dans chaque chambre, une aide-soignante feuillette les albums photos destinés aux partants. « Il n’y aura plus personne pour mon pot de départ », plaisante-t-elle. Après dix ans de carrière, son salaire atteint tout juste 1 800 euros net. Elle n’attend plus que « la bonne idée » pour partir. « C’est dommage, car au fond, on l’aime, notre métier », soupire-t-elle, déjà nostalgique de ce service où « on rigole bien quand même ».

Entre deux portes, Julien Mayaux, réanimateur, mime une interview avec sa collègue Alexandra Beurton, 36 ans, qui enchaîne les CDD et galère pour décrocher un emprunt auprès de sa banque : « Vous faites de l’enseignement, vous faites de la recherche, vous vous occupez des étudiants, vous soignez les patients. Vous travaillez combien, soixante heures par semaine ?

Euh… un peu plus…

L’hôpital vous a fait un pont d’or, non ?

Sans les gardes, je suis à moins de 3 000 euros.

Mais c’est moins que le smic horaire ? Pourquoi vous n’allez pas chez McDo ? »

Il faut avoir moins de 30 ans pour y croire encore. Premier de sa famille à être soignant, Florent Guichard a raté le concours de médecine deux fois avant de se réorienter vers le métier de kiné. « J’ai 27 ans, pas de famille, pas besoin de beaucoup d’argent alors pour l’instant je profite de faire ce que j’aime faire, explique-t-il. J’aime bien me dire qu’on soigne tout le monde. Et cela fait du bien le soir en rentrant de se dire qu’on a fait quelque chose de bien de sa vie. » Une forêt de bambous peuplée de singes tatouée sur l’avant-bras, il tente de convaincre un patient de 69 ans de faire un peu d’exercice. Le regard un peu perdu, ce médecin rapatrié de Martinique après être tombé malade du Covid-19, émerge lentement du coma dans lequel il a été plongé et a la fâcheuse tendance de se battre avec ses tuyaux. « On vous met la télévision ? », demande le kiné. Il hausse les épaules, l’air épuisé.

 

Sa fenêtre encadre un pavillon aux tuiles moussues, avec en arrière-plan de grands arbres. On se croirait à mille lieues de Paris, mais depuis quatre cents ans que l’hôpital existe, tous les maux de la ville s’y réunissent. En jean, baskets et blouse blanche, Yonathan Freund escorte un patient arrivé par les urgences. « Encore la misère sociale », lâche-t-il à l’équipe qui s’affaire dans la chambre. L’homme d’origine africaine, SDF, souffre de complications liées à son alcoolisme. Les pompiers l’ont récupéré sur le banc d’un arrêt de bus, non loin d’ici. « C’est un habitué », soupire l’urgentiste, tandis que, derrière lui, BFM-TV retransmet en direct les obsèques de Jean-Paul Belmondo.

 

« Il y a besoin d’un lit, sauf qu’il n’y a pas de lit »

En poussant la porte des urgences générales, c’est le ballet habituel des petites et des grandes détresses : un homme malade d’Alzheimer qui hurle après sa femme et menace de la frapper, une jeune femme ivre escortée par trois policiers, un quadragénaire entre la vie et la mort après une tentative de suicide. Un habitué, lui aussi. « Il était déjà ici il y a trois semaines », soupire Mathilde Grot, infirmière. Parfois, tous les SDF du quartier semblent débouler en même temps.

Un homme âgé, en chemise sombre, arpente le hall d’un box de consultation à l’autre, une pochette kraft sous le bras. « Mes radios »,explique-t-il. « Je me suis cassé la clavicule. Mais je fais quoi maintenant ? », lance-t-il aux autres patients, dont beaucoup consultent pour de la « bobologie », comme on dit ici. Dans la « bulle », un poste de contrôle vitré au centre du service, les soignants s’affairent devant leurs écrans pour dispatcher au mieux les patients, compléter les dossiers médicaux, chercher une place pour ceux qui ne peuvent repartir chez eux. « On pratique une médecine de moins en moins humaine, regrette un médecin. Ici, on a l’impression d’être dans la salle de pilotage d’Orly. »

 

Allongé sur un brancard, un septuagénaire marmonne quelques mots confus. « Cela fait dix-huit heures qu’il attend », s’énerve Siham Meriouli, infirmière. Une place vient enfin de se libérer à l’étage, elle file avec son patient dans l’ascenseur, de crainte d’être devancée. « Allez, on ne va pas se battre dans les couloirs entre brancards », la taquine une collègue.

Dans le bureau des soignants, une infirmière de l’équipe mobile de soins palliatifs, cherche une place pour une patiente atteinte d’un cancer gravissime. Impossible de la laisser là, mais le service qui la suit habituellement ne peut pas la prendre. La chirurgie veut bien faire « un effort », mais à condition que son médecin continue à la suivre. Mais faire l’aller-retour entre les bâtiments semble une mission quasi impossible pour des praticiens déjà débordés.

Aux urgences, l’activité est revenue à son niveau d’avant l’épidémie, avec de 180 à 190 passages par jour. Alors que tous les services affichent complet, l’hiver, avec ses pics à 230 passages, s’annonce périlleux. « On a des lits fermés dans quasiment tous les secteurs. On va avoir un problème logistique majeur », anticipe Pierre Hausfater, le chef du service, qui craint un nouveau débordement des hôpitaux. « En pneumologie, seulement huit lits sur vingt-quatre sont ouverts. Je n’ai jamais connu cela à l’hôpital », explique le médecin, dont la voix se mêle au ronronnement des ambulances et au son métallique des chariots tirés sur le bitume. Au total, un lit d’hospitalisation sur dix est fermé (166 sur les 1 687 que compte l’hôpital).

 

Phobie scolaire, dépression…

Dans le bâtiment aux airs de piscine désaffectée qui abrite la pédopsychiatrie, les soignants sont depuis longtemps sous l’eau. Sur les 66 lits d’hospitalisation, un tiers sont fermés. « C’est fou ! », s’émeut Angèle Consoli, psychiatre. L’attente peut-être de « plusieurs semaines à plusieurs mois » pour des enfants en grande souffrance, souvent déscolarisés. Ici, la vague de patients a déferlé à l’automne 2020. Phobie scolaire, dépression, tentatives de suicide : une partie des enfants qui avaient tenu bon jusque-là ont fini par craquer. « On avait dix demandes de consultation en urgence par jour, c’était monstrueux, se souvient la psychiatre. On s’est retrouvés à hospitaliser les plus sévères des plus sévères. »

Ce jour-là, Vanessa Milhiet se fait un sang d’encre pour une jeune fille de 15 ans, déprimée et en plein délire. « Il y a besoin d’un lit, sauf qu’il n’y a pas de lit, résume la psychiatre. On a fait le tour de tous les hôpitaux. On n’a aucune place sur toute l’Ile-de-France. On ne sait pas ce qu’on va faire. »La situation était déjà compliquée avant le Covid-19, elle est devenue intenable.

Dans l’unité nommée Itard, où sont hospitalisés les enfants de 5 ans à 12 ans, la pagaille des chambres évoque une colonie de vacances, en plus spartiate : ici une boîte de Kapla, là un poupon abandonné sous un lit, une pile de mangas ou une mappemonde pour se souvenir d’où on vient. Les bambins courent dans tous les sens, en pleurs ou en rire. « Les soignants sont déjà bien fatigués, mais ça va aller, ça va aller », lance au reste de l’équipe Gaël Poli, psychologue. Quatre des quatorze chambres sont vides, mais impossible de faire mieux sans renforts.

A la pénurie d’infirmières et d’aides-soignantes s’ajoute celle des médecins : la psychiatrie est la spécialité la moins choisie par les étudiants et très peu s’orientent finalement vers la pédopsychiatrie. « On peine à trouver des soignants mais cela reste un métier très beau. Travailler avec l’enfance, c’est plein d’espoir, se console Paloma Torres, la jeune psychiatre responsable de l’unité Itard. On les aide à regagner de la joie et du bonheur alors que, tout petits déjà, ils ont traversé des moments très difficiles. »

 

Pour faciliter leur retour dans la société, une école a été aménagée dans l’enceinte de l’hôpital. Quelques notes de xylophone et de guitare s’échappent de la salle de musique, puis la voix claire d’un enfant qui répète une chanson. Dans la salle de classe voisine, Anne-Laure Bourdaud tend une poignée de crayons de couleur à quatre enfants en leur demandant de les classer par taille. « Un exercice de niveau grande section de maternelle pour des élèves qui devraient être scolarisés en cours élémentaire », explique la maîtresse.



Parmi les enfants hospitalisés ici, certains sont déscolarisés depuis un an, deux ans. « Avec cette pandémie, l’équilibre de certaines familles ordinaires a été fragilisé. On a vu arriver ici des enfants qui n’auraient jamais dû passer par la case psychiatrie », constate le directeur du centre scolaire de la Pitié-Salpêtrière, Nicolas Hespel, installé dans un petit bureau vieillot, décoré de gravures historiques de l’hôpital. Une centaine d’enfants sont scolarisés ici : les deux tiers sont hospitalisés et les autres viennent pour la journée. Au total, 250 enfants sont suivis chaque année. Faute de place et d’enseignants, le temps scolaire est limité : au maximum douze heures de cours pour les adolescents, soit la moitié d’une scolarité normale. « On aimerait leur offrir une scolarité plus étoffée », regrette M. Hespel.

 

« Dérive à l’américaine »

Faire avec les moyens du bord, le service des maladies infectieuses et tropicales s’y est aussi résolu. Sous les feux des projecteurs au début de l’épidémie de Covid-19, il carbure désormais à l’ordinaire. Le refrain est le même qu’ailleurs : sur les 40 lits d’hospitalisation, une dizaine sont fermés.

« On nous voyait comme des héros, mais finalement on a été oubliés », soupire Adèle Gimfeld, 29 ans, infirmière, assise dans la salle de repos à l’ambiance « color block » : lino rouge, placard vert et chaises bleues. « Le Covid a achevé ceux qui en avaient déjà marre. » Il y a aussi cette ligne jaune qui fait peur aux soignants, mais qu’ils sont bien obligés de franchir, au mépris de la fatigue et des risques. « Un week-end, une de mes collègues était seule pour quatorze patients ! On lui a répondu : “Vous allez y arriver, et préparez-vous, car il va y avoir deux autres entrées”. »

Même les médecins n’échappent pas à cette déshumanisation de leur métier. « Ce n’est pas derrière un écran qu’on apprend à examiner et à interroger les malades », déplore Eric Caumes, chef du service, effaré du temps passé par certains médecins ailleurs qu’au chevet du malade ou en consultation. De plus en plus, les médecins sont encouragés à faire de la recherche, à « inclure » leurs patients dans des protocoles. Les accords passés avec les laboratoires pharmaceutiques représentent une source de financement non négligeable. Chaque publication dans une revue scientifique est récompensée par des « bons points », qui donnent droit à une dotation supplémentaire pour l’hôpital. « C’est une dérive à l’américaine. Les collègues ne seront bientôt plus recrutés pour leur aptitude à bien examiner les malades mais à décrocher des financements », estime l’infectiologue, connu pour son franc-parler.

 

Ce matin-là, Costa Salachas, interne, finit sa tournée de patients accompagné de trois étudiants, qu’il chapeaute. C’est là l’une de ses nombreuses casquettes. Ici comme ailleurs, impossible de faire sans ces jeunes médecins qui ont au moins six ans d’études derrière eux. Leur temps de travail est en principe limité à quarante-huit heures hebdomadaires en moyenne, mais les semaines de cent heures ne sont pas exceptionnelles. « Nous sommes un peu comme des pions. Tantôt on nous voit comme des étudiants, tantôt comme des jeunes médecins », s’agace l’interne de 28 ans.


L’après-Covid le préoccupe. « Est-ce qu’on revient au discours d’avant, “moins de lits, plus d’efficacité” ? », s’interroge-t-il, en espérant que les candidats à la présidentielle n’auront pas la mémoire trop courte.« On a peut-être cru naïvement qu’il y aurait un soutien de la population ; or, dans les faits, ce n’est pas le cas », regrette-t-il. Fin mai, la manifestation des soignants avait rassemblé moins de monde que celle en faveur de la légalisation du cannabis.

Au service de réanimation chirurgicale, la moitié des douze lits sont encore occupés par des patients Covid, avec une « quatrième vague » qui a déferlé des Antilles. Quand le CHU de Pointe-à-Pitre s’est retrouvé débordé, Claude, 53 ans, a été évacué ici. « C’est dur, cette maladie », lance-t-il, sous son drap jaune pâle. « Je n’ai pas eu le temps de me faire vacciner. Franchement, je regrette, mais ce qui est fait est fait », soupire ce chauffeur-livreur, père de deux garçons. Il s’est promis de se faire vacciner dès que possible, même si tous ses doutes n’ont pas été balayés par la maladie. A son chevet, sa femme, contaminée elle aussi, s’avoue hésitante. « Je ne dis pas non, pas oui », indique Josy. « En Guadeloupe, on se méfie de ce qui vient de la métropole », justifie-t-elle.

Face à la porte coulissante de la chambre où sa mère, également atteinte du Covid, vient d’être plongée dans le coma, un jeune homme hésite un instant. En tee-shirt, short et claquettes, il se débat avec sa charlotte et son masque FFP2 qui s’accrochent à ses lunettes de soleil. Son père avance à ses côtés, l’air perdu, flottant dans son pantalon gris et sa veste à petits carreaux trop grands. C’est pour toute la famille un choc. « Elle a fait sa première injection de vaccin dix ou quinze jours avant de tomber malade. Vous pensez qu’il y a un lien ?, demande le second fils, qui patiente sur un banc à l’extérieur. J’étais contre, elle l’a fait pendant que je n’étais pas là », poursuit ce chauffeur de bus, qui se méfie aussi de l’hôpital. « On a regardé sur Internet, il a bonne réputation. Mais vous y allez pour quelque chose et vous attrapez autre chose. » Les rumeurs, les on-dit… Les soignants pourraient en écrire une anthologie.

La veille, une aide-soignante d’une quarantaine d’années hospitalisée depuis plusieurs semaines en réanimation est enfin sortie. Elle n’était pas vaccinée. « Quand je l’ai vue arriver cet été, mes larmes ont coulé, je me suis vue en elle », se souvient avec émotion Bella Tete, aide-soignante depuis près de vingt ans dans le service, elle aussi hospitalisée en mars à cause du Covid-19. « Les morts, on ne s’y fait jamais », confie-t-elle avant de retourner auprès d’un patient affolé à la perspective d’être intubé sans avoir pu parler à sa famille. « Physiquement et psychologiquement, on a pris cher », lâche-t-elle.

« Le modèle sur lequel notre système de santé s’est bâti, c’est-à-dire des médecins et des infirmiers dans l’abnégation, ne fonctionne plus », estime Jean-Michel Constantin, chef du service, en rappelant que les gouvernements successifs n’ont pas eu d’états d’âme à « dégraisser le mammouth ». « Contrairement à l’éducation, nous, on ne peut pas faire grève », sourit le réanimateur, devenu une figure familière des chaînes d’informations en continu et des JT – « pour qu’on ne laisse pas la parole uniquement à ceux qui n’ont pas vu un malade depuis quinze ans ».

La chirurgie ambulatoire, vitrine de l’hôpital

Changement de décor au bâtiment de la chirurgie ambulatoire, tout en verre, inauguré en 2018. Ici, c’est « la vitrine où tout va bien », plaisantent les infirmières. Reconverti en service de réanimation pendant la première vague du Covid-19, il a depuis quasiment repris son rythme de croisière. Les patients défilent avec une heure de convocation précise, repartent chez eux dans la journée. La chirurgie fait partie des rares activités bankable à l’hôpital. Chaque jour, le planning est optimisé pour ne pas perdre une heure de bloc.

Marie Fournie, infirmière de bloc opératoire à la Pitié-Salpêtrière, organise les interventions du service de chirurgie ambulatoire, à Paris, le 7 septembre 2021. Chantal Bernard, infirmière anesthésiste de la Pitié-Salpêtrière, prépare une patiente avant son intervention. A droite : la salle d’opération où la professeure Catherine Uzan et un étudiant procèdent à une tumorectomie, à Paris, le 7 septembre 2021. Des sachets d’aiguilles au service de chirurgie ambulatoire de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le 7 septembre 2021.

Mais même ici l’activité n’a pas redémarré à 100 %, faute d’infirmières mais aussi d’anesthésistes. La concurrence du privé, bien plus attractif financièrement, se fait sentir. La rémunération mensuelle y est « aux alentours de 15 000 euros, contre 4 000 à 5 000 euros dans le public,explique Pauline Glasman, anesthésiste. Il y a trente ans, un anesthésiste qui allait dans le privé, c’était un peu la honte. Aujourd’hui, quand ça fait cinq ans que vous exercez dans le public, on vous demande : “Mais pourquoi es-tu encore là ?” »

Au bloc, l’équipe s’affaire autour de Florence, venue se faire opérer d’un cancer du sein. Elle a choisi un album live de Nirvana pour se détendre pendant qu’on l’endort. Cette infirmière d’une soixantaine d’années préfère être soignée ici. Une question de confiance. Dans la clinique où elle travaille, on parle trop « argent et rentabilité ».

Pourtant, la Pitié-Salpêtrière n’y échappe pas. « Il y a des réunions où on passe des tableaux Excel d’activité et où le mot patients n’est pas prononcé en trois heures », se désole le neurologue François Salachas, qui avait interpellé Emmanuel Macron lors de sa visite, en février 2020. « Quand il a fallu sauver Notre-Dame, il y avait beaucoup de monde pour être ému. Là, il faut sauver l’hôpital public, qui est en train de flamber à la même vitesse », avait-il lancé, en lui serrant énergiquement la main.

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Quelques mois plus tard, le président de la République, accompagné du ministre de la santé, Olivier Véran, est revenu sans les caméras. « Il nous a dit : “Je suis tout à fait d’accord, vous avez raison : il faut que les besoins sanitaires priment et que les moyens suivent”. Mais on a vu ce qu’on a vu. Le Ségur de la santé est un échec complet : il n’a rien changé à la fuite des personnels, ni à l’attractivité de l’hôpital. »

Des notes de Martin Dres, médecin réanimateur de la Pitié-Salpêtrière, sur lesquelles il raconte ses impressions quotidiennes pendant la première vague de Covid-19, à Paris, le 10 septembre 2021.

Le regard posé sur une affiche de Corto Maltese, il souligne la perte de pouvoir des médecins face au « diktat » administratif et financier. Il en viendrait presque à regretter le temps des mandarins, ces grands professeurs qui passaient au-dessus de la tête du directeur de l’Assistance publique pour discuter directement avec le ministre de la santé.« Certains préfèrent quitter le navire plutôt que d’assister au naufrage,soupire-t-il. Les politiques se disent : “Ils pleurent tout le temps, mais le système tient.” Car les seuls à savoir ce qui se passe vraiment sont les soignants. On sait très bien qu’il y a des “pertes de chances”. » C’est la façon polie dont on désigne, ici, le sort des patients qui n’ont pu être correctement pris en charge.