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Pourquoi la croissance est-elle si fragile ?

Le plan de relance décidé à la suite du mouvement des "gilets jaunes" donnera un léger coup d'accélérateur à l'économie en 2019. Ici, à Paris, le 23 mars. (Laure Boyer/Hans Lucas)

CHRONIQUE. Le débat est relancé, explique l'économiste Daniel Cohen, alors que l'Insee publie ce mardi ses dernières estimations.

On a pu penser, en 2017, que la crise économique était en train de s'achever et qu'un nouveau cycle de prospérité redevenait possible. Las, deux ans plus tard, cette perspective s'est évanouie. La croissance de la zone euro devrait plafonner à 1% cette année, selon l'OCDE. L'Allemagne a piqué du nez (0,7% de croissance prévue), l'Italie entre en récession. La croissance américaine, boostée l'an passé par les relances de Trump, est également en phase de décélération, ce qui a conduit le président de la Banque centrale américaine à renoncer à de nouvelles hausses de taux d'intérêt.

Seule la France pourrait tirer son épingle du jeu. Le plan de relance décidé à la suite du mouvement des "gilets jaunes", auquel s'ajoutera le doublement transitoire des sommes consacrées au CICE, donnera un léger coup d'accélérateur à l'économie en 2019 : la croissance prévue est de 1,4%...

 

 

Ces incertitudes sur la solidité de la croissance relancent le débat sur ce qu'on a appelé la "stagnation séculaire". Question centrale de cette controverse : pourquoi la croissance est-elle si fragile alors même que les pays avancés sont au milieu d'une révolution technologique, celle du numérique et de l'intelligence artificielle, qui devrait normalement la doper ?

Les économistes profondément divisés

Les réponses à ce paradoxe sont de deux ordres. Pour les uns, la croissance tarde à se manifester parce qu'il y a toujours un temps de latence entre les innovations et leur mise en œuvre. L'historien Paul David avait illustré cet argument en montrant que le temps de diffusion des progrès de l'électricité, au début du XXe siècle, avait été très long aussi. Une autre analogie, plus sombre, consiste à comparer la croissance actuelle à celle qui s'était observée durant la première moitié du XIXe siècle. En Angleterre, alors même que les mutations économiques et sociales avaient été considérables, la croissance était restée très lente durant presque cinquante ans. Après moult calculs, réalisés notamment par l'économiste anglais Nicholas Crafts, les historiens se sont accordés sur des chiffres de croissance beaucoup plus faibles qu'initialement calculé : le revenu par habitant anglais n'a crû que d'environ 0,7% par an. Selon l'une de ces estimations, en matière de pouvoir d'achat, un ouvrier anglais gagnait en 1850 la même chose qu'un artisan en 1350 ! Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que la croissance des salaires décolle véritablement.

Aujourd'hui, les économistes sont profondément divisés sur le scénario le plus probable. Dans leur livre "le Deuxième Age de la machine" (éd. Odile Jacob), Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, par exemple, prévoient un scénario de croissance forte. Dans "The Rise and Fall of American Growth" (non traduit), Robert Gordon parie sur une croissance faible. Eternel débat entre optimistes et pessimistes…

 

 

Les marchés financiers, dont c'est a priori le métier de faire des prédictions, parient eux aussi sur le scénario de croissance faible. La preuve, les taux d'intérêt à long terme sont à des niveaux étonnamment bas : il ne coûte que 1,7% à l'Etat de s'endetter sur cinquante ans ! Cela veut dire que les marchés n'anticipent aucune reprise du risque inflationniste qui obligerait les banques centrales à relever leurs taux pour la contenir. Ils adhèrent, en fait, à la prédiction énoncée par l'économiste Larry Summers selon laquelle une croissance fragile créera pendant longtemps une situation de faibles taux d'intérêt, comme c'est aujourd'hui encore le cas en Europe.

Fin du monde et fins de mois

Prendre au sérieux le scénario de croissance basse entraîne plusieurs conséquences. L'une est que la course entre la progression des salaires d'un côté et celle des profits de l'autre continuera de tourner à l'avantage des seconds, une hypothèse théorisée par Thomas Piketty. Le débat sur la taxation du capital et de sa transmission est donc loin d'être terminé.

Le second corrélat est l'exacerbation probable de l'opposition entre "la fin du monde et les fins de mois". La tentation de soutenir à tout prix une croissance anémique risque de l'emporter aux yeux de l'opinion sur le besoin d'en changer profondément la nature pour faire face au risque climatique.

A plus court terme enfin, si le ralentissement devait se confirmer dans les deux ou trois prochaines années, cela impliquerait que les prochaines échéances électorales, en France ou aux Etats-Unis, soient très disputées.

Daniel Cohen Directeur du département d'économie de l'Ecole normale supérieure.