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Elisa Loncon Antileo : « Au Chili comme ailleurs, la démocratie a besoin d’oxygène et doit être renforcée »

A quelques jours du référendum du 4 septembre sur le projet de nouvelle Constitution au Chili, la militante et universitaire Elisa Loncon Antileo, qui a présidé l’Assemblée constituante, décrypte, dans un entretien au « Monde », les enjeux de ce texte et exprime son inquiétude à l’idée qu’il ne soit pas adopté.

 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/08/23/elisa-loncon-antileo-au-chili-comme-ailleurs-la-democratie-a-besoin-d-oxygene-et-doit-etre-renforcee_6138733_3232.html

 

Universitaire spécialisée dans l’étude des langues autochtones, Elisa Loncon Antileo est issue du peuple mapuche au Chili et militante de longue date pour la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Elle a été élue, en juillet 2021, à la présidence de la convention chargée de rédiger la nouvelle Constitution du pays, sur laquelle les Chiliens se prononceront, le 4 septembre, par référendum. Lors d’un scrutin à vote obligatoire, ils devront dire s’ils acceptent ( apruebo ) ou rejettent ( rechazo ) le texte prévu pour remplacer la Constitution héritée de la dictature d’Augusto Pinochet.

De passage en France, Elisa Loncon Antileo participe, les 23 et 24 août, au festival Agir pour le vivant, à Arles (Bouches-du-Rhône), où elle présente notamment l’exposition de photographies «?Forêts géométriques?» qui retrace les luttes des Mapuche pour défendre la forêt face au développement de la monoculture de l’industrie du papier. Dans cet entretien, elle analyse les enjeux démocratiques de ce texte constitutionnel et exprime son inquiétude à l’idée qu’il ne soit pas adopté.

 

 

Après un an de travaux, dans quel état d’esprit abordez-vous le référendum, ultime étape du processus constitutionnel ?

 

Je suis pleinement satisfaite du texte humaniste que nous avons réussi à élaborer. Notre proposition de Constitution ouvre de nouvelles voies démocratiques, en plaçant la parité et la pluralité des cultures au cœur du système politique. Elle reconnaît les droits de chacun et affirme les règles nécessaires pour vivre ensemble dans le respect des différences, qu’elles soient de genre, de religion ou d’origine. Mais je suis aussi inquiète à l’idée qu’elle ne soit pas adoptée, car, ces derniers temps, le rejet semble avoir pris le dessus. Des partisans de la droite s’y opposent et diffusent de fausses informations, cherchant à convaincre par des mensonges les citoyens peu informés. Ils nous présentent comme voulant diviser le pays, alors que notre approche vise, au contraire, à unir le Chili dans sa diversité. C’est inquiétant, car une démocratie ne se construit pas sur des mensonges, elle a besoin d’éthique et d’une participation citoyenne éclairée. Je suis linguiste et, pour moi, le langage est un instrument de dialogue et de paix, pas un outil de mensonge. Pour l’heure, ni l’approbation ni le rejet n’ont encore gagné. Le vote étant obligatoire, beaucoup de jeunes de 18 ans vont voter, il est probable qu’ils fassent la différence.

 

Comment le travail de rédaction s’est-il organisé ?

 

Le processus est né, en 2019, d’une décision parlementaire pour trouver une issue à la révolte sociale et à la crise politique que traversait le pays. Près de 80 % des Chiliens ont demandé par référendum qu’une nouvelle Constitution soit mise en chantier, non par des députés ou des experts, mais par des citoyens démocratiquement élus, incluant pour moitié des femmes et intégrant des représentants des peuples autochtones. Dans la plupart des démocraties, ce sont en général des hommes en cravate appartenant à une élite politique qui rédigent de tels travaux. La force du processus constitutionnel chilien a été de faire entrer dans le débat politique non seulement des avocats et des professeurs, mais aussi des paysans, des femmes au foyer, des gens ordinaires et marginalisés, tous ceux qui représentent le Chili dans sa diversité. Parmi les 155 membres de la convention, beaucoup étaient issus d’associations et de conseils municipaux. J’ai été élue présidente de l’Assemblée, une situation inédite pour une femme issue du peuple mapuche, la principale communauté autochtone. Le texte final est le fruit de débats démocratiques intenses, tous les articles devant être adoptés à une majorité des deux tiers.

 

Quels en sont les éléments les plus importants, selon vous ?

 

Cette Constitution est très différente de la précédente, rédigée en 1980 pendant la dictature. De nouveaux grands principes y sont établis, dont les plus importants sont les droits sociaux – qui garantissent aux citoyens le droit à l’éducation, à la santé publique, à une retraite décente, au logement… – et les droits démocratiques. Jusqu’à présent, il était écrit que les citoyens naissent libres et égaux en droit, mais cela restait des mots. Désormais, il serait écrit qu’ils naissent libres et interdépendants. Cela implique de nouvelles valeurs, comme la solidarité, et signifie que nous devons mettre en place des mécanismes qui favorisent l’égalité.

 

Beaucoup de démocraties représentatives semblent fatiguées. Comment analysez-vous ces difficultés??

 

Au Chili comme ailleurs, la démocratie a besoin d’oxygène et doit être renforcée et approfondie. Aux Etats-Unis et en Europe, la politique reste souvent envisagée d’un point de vue patriarcal. Les problèmes de racisme et les inégalités de genre n’y sont pas résolus. Nous ne voulons plus de ce schéma démocratique. Il est temps de mettre fin à une forme d’hégémonie politique et de placer la parité et l’interculturalité au cœur de nos institutions. Tout le monde doit pouvoir se présenter?! Des mécanismes de démocratie participative et directe doivent aussi renforcer la démocratie. Pendant nos travaux, les citoyens ont été invités à des auditions publiques, et des outils ont été créés pour que chacun puisse apporter une idée et la faire circuler par le biais d’un système électronique. Les initiatives obtenant une majorité de soutiens ont été discutées par les membres de la convention.

 

Quelles avancées cette Constitution présente-t-elle pour les droits des femmes ?

 

Si le texte est adopté, tous les organes de l’Etat et l’ensemble du système politique devront être composés pour moitié de femmes. Il accorde aussi aux femmes et aux minorités sexuelles et de genre des droits égaux à ceux des hommes, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Il reconnaît les droits à la santé reproductive, le rôle de soignant ainsi que le travail domestique. Nous toutes qui apportons chaque jour notre contribution à ce pays, d’où que nous venions, serons désormais considérées comme des citoyennes égales des hommes.

 

Comment ce texte peut-il changer concrètement la vie des peuples autochtones ?

 

Le Chili est l’un des pays les plus en retard dans la reconnaissance de leurs droits. Nos gouvernements ont signé depuis trente ans des traités internationaux, mais ils ne les ont jamais mis en œuvre, faute de majorité pour voter ces changements. Le niveau de pauvreté élevé dans lequel vivent les nations autochtones est directement lié à cette situation. Le Wallmapu, territoire ancestral des Mapuche, est le plus pauvre du Chili.

La nouvelle Constitution prévoit que des sièges soient réservés aux représentants autochtones au Parlement. Si elle est adoptée, nos propres élus voteront les lois, alors que, dans l’histoire de ce pays, les autres ont toujours décidé pour nous.

Elle reconnaît aussi nos peuples comme des nations préexistantes à l’Etat chilien. La population mapuche ne s’est jamais rendue pendant la colonisation espagnole, préservant ainsi son autonomie territoriale. Ce n’est qu’à partir de la création de l’Etat chilien, en 1883, qu’elle a été dépossédée de sa terre, de sa langue et de sa culture. Le nouveau texte définit le Chili comme un Etat plurinational, où l’autonomie des peuples doit être respectée, comme l’imposent les traités internationaux. Cela implique le droit à des territoires ainsi qu’à l’autonomie culturelle et linguistique. En tant que linguiste, je crois que la langue est une part de notre humanité. Quand on empêche quelqu’un de parler sa langue, on l’empêche d’être pleinement humain.

 

Comment la reconnaissance d’un droit à la terre peut-elle s’appliquer ?

 

La Constitution prévoit que le gouvernement crée une commission de juristes, de représentants autochtones et d’experts (anthropologues, archéologues…), afin de définir quelles étaient les terres des peuples premiers et d’étudier les mesures à prendre pour leur restituer. Les Mapuche disposent aujourd’hui de moins de 5 % de leurs terres ancestrales, dont beaucoup ont été dévorées par les villes. Il sera donc impossible de les récupérer. La commission aura de quatre à six ans pour trouver des solutions, et résoudre, par un dialogue démocratique et pacifique, un conflit qui dure depuis plus de cent quarante ans. Fondamentalement, nous sommes appelés à faire partie de la solution et de la coexistence démocratique de ce pays.

 

Le texte introduit également l’idée que l’eau est un « bien commun ». Qu’implique cette notion ?

 

En 1980, la Constitution Pinochet a établi la privatisation de l’eau. Ceux qui avaient la capacité financière de l’utiliser l’ont fait de manière excessive, sans limite. Les organisations qui possèdent des entreprises fruitières, minières et forestières ont utilisé à leur profit l’eau dont la population avait besoin. On peut parler d’un pillage de l’eau au détriment de communautés. Des localités ont été sacrifiées, des lacs et des zones humides se sont asséchés, une partie de la biodiversité a disparu. La nouvelle Constitution introduit l’idée que l’eau est un « bien commun », un droit humain fondamental dont l’usage doit être partagé. Sa consommation doit être réglementée de façon démocratique. Cela va conduire à mettre en place des mécanismes de protection qui orienteront les politiques publiques. Le soin de la terre et de l’eau est l’affaire de tous les citoyens.

 

La future Constitution protège aussi la nature en lui accordant des droits. Ne craignez-vous pas que ces droits entrent en concurrence avec ceux des humains ?

 

Les droits humains et ceux de la nature ne s’opposent pas. La pensée occidentale considère l’être humain comme supérieur aux autres vivants et aux éléments naturels, qu’elle perçoit comme des ressources extérieures où l’on peut puiser sans limite. La crise écologique exige de développer une autre façon de penser. Nous avons besoin d’une prise de conscience de notre interdépendance avec les éléments naturels, tout simplement pour reconnaître ce que nous sommes : des êtres vivants qui entretiennent avec eux une relation indissoluble. Ainsi, l’eau qui circule dans la rivière et remplit les lacs représente aussi 65 % du corps humain. Si ce pourcentage vient à baisser de manière excessive ou bien si l’eau est polluée, nous tombons malades et nous mourons rapidement. C’est ce qui s’est passé ici au Chili. Donner des droits à la nature, c’est garantir également nos vies, en préservant les ressources et en les répartissant équitablement. Sans ce changement de mentalité et cette prise de conscience à l’échelle de la société, il ne sera pas possible de remédier à la crise écologique que nous vivons.

 

Propos recueillis par Claire Legros