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Covid long, symptômes persistants

Les patients atteints ont l’impression de devenir fous à cause de la fatigue, de la fièvre, des douleurs articulaires, des maux de gorge… Fous, car les institutions ne reconnaissent pas leur maladie et ne veulent pas la prendre en charge.
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Par Paul B. Preciado Philosophe
Libération, 28 janvier 2022

 

Malgré le manque de recul et d’études sur le sujet, on sait désormais qu’au moins une personne sur dix touchée par le virus SRAS-CoV-2 développera une forme persistante de Covid. Je suis une de ces personnes. Le Covid long n’est pas une fatigue passagère que l’on peut guérir avec de la gelée royale, ni un simple état psychologique, ni un état imaginaire à ignorer pour aller mieux. La base physiopathologique de ce syndrome est inconnue, mais trois théories sont avancées : la persistance du virus dans des réservoirs tels que l’épithélium de l’intestin grêle d’où il resterait actif ; la présence d’une réponse immunitaire dérégulée ; et des dommages dus à l’effet de l’auto-immunité. Les symptômes de la maladie se poursuivent au-delà des vingt premiers jours d’infection et affectent l’ensemble du système nerveux et immunitaire, provoquant fatigue, fièvre, douleurs articulaires et musculaires, thrombose, diarrhée, inflammation généralisée, reflux gastrique, paralysie faciale, maux de gorge, acouphènes, maux de tête, troubles du sommeil, démangeaisons cutanées, alopécie, altération de la vision, du goût et du toucher, perte d’audition, pression thoracique, vertiges, anxiété, dépression et une détérioration de la fonction cognitive que les patients eux-mêmes ont appelée «brain fog», «brouillard mental».

 

Le brouillard mental est une sensation causée par un trouble de la mémoire et de l’attention qui compromet la réflexion et le traitement du langage et entraîne la confusion et la désorientation. Il est peut-être causé par des dommages aux astrocytes, des cellules cérébrales en forme d’étoile ayant de nombreuses fonctions, dont celle de neurotransmetteur. Avec un cerveau spécialisé dans le langage comme les doigts d’un vieux pianiste, le brouillard mental ne se manifeste pas chez moi par la perte de mémoire ou d’articulation linguistique, mais par l’apparition d’une distance par rapport à la réalité, une dissonance qui me fait percevoir les choses comme si ma subjectivité s’était légèrement déplacée de mon corps et s’écoulait autour de moi comme une horloge molle de Dalí. Le Covid persistant a pris ma peau de clown et a laissé sur la chaise une peau que je ne reconnais pas comme mienne. Je devrais pleurer, mais même les larmes semblent provenir d’un corps qui n’est pas le mien.

 

Les docteures Dominique Salmon et Françoise Linard (magnifiques et débordées), spécialistes françaises des maladies liées au Covid long, m’ont avoué l’autre jour que nombre de leurs patients atteints de Covid long ont - ou plutôt nous avons - l’impression de devenir fous. Fous par la variété et la ténacité des symptômes qui deviennent progressivement chroniques, mais aussi fous face à l’indifférence des institutions de travail et de santé qui ne reconnaissent pas la maladie et ne veulent pas la prendre en charge.

 

Il me vient à l’esprit que la syphilis latente et encore incurable était au XIXe siècle et dans la première décennie du XXe siècle l’équivalent nécropolitique de ce qu’est aujourd’hui le Covid persistant. Je pense à Shakespeare dont le traitement de la syphilis au mercure (une molécule hautement toxique) a produit une hypersalivation, une gingivite et un tremblement du corps. Je pense à Nietzsche, traînant sa syphilis pendant des années jusqu’à ce qu’il s’effondre à Turin. Je pense à Baudelaire, dont on dit qu’il semblait toujours être ivre sans avoir bu, jusqu’à ce qu’il se retrouve totalement paralysé. Je pense au «bras bouillonnant» de James Joyce, à ses évanouissements et à ses crises nerveuses, puis à sa cécité. La syphilis latente, apparue au XVIe siècle, n’a pu être éradiquée qu’en 1943 avec la découverte de la pénicilline parentérale.

 

Le quotidien d’un patient atteint de Covid persistant consiste à errer des urgences en hospitalisation, de médecin généraliste en spécialiste, d’ophtalmologue en ORL, de neurologue en endocrinologue, d’ostéopathe en interniste, sans compter les magnétiseurs, acupuncteurs et médiums en tous genres… le tout sans arrêt de travail et sans traitement efficace. Ensuite, lorsque la suspicion ou le diagnostic de Covid long a été posé, une aussi longue phase d’attente commence : il s’écoule en moyenne trois mois entre le premier appel à un centre spécialisé en Covid long et la première visite. Le patient de Covid long est enregistré dans le réseau informatique ComPare, qui lui envoie en moyenne un questionnaire par semaine pour évaluer ses symptômes. Le malade devient ainsi une base de données vivante mais anonyme. Nous avons des symptômes, mais pas de visage. De temps en temps, nous recevons des statistiques qui, comme les boudins, sont faites de notre propre sang, montrant les décès en noir, les hospitalisations en rouge, les cas récurrents en jaune et les renvois en blanc.

 

Les personnes souffrant de Covid long, nous errons dans le brouillard politique du capitalisme néolibéral pharmaco-cybernétique : sans médicament et sans discours, sans nom et sans horizon, nous sommes les dommages collatéraux d’une crise dans laquelle seul le profit économique est pertinent. Le Covid long est le vengeur du récit insolant de l’immunité de groupe. On nous demande d’être vaccinés, on nous demande d’être séronégatifs, on nous demande de continuer à (télé-)produire et à (télé-)consommer, mais personne ne nous demande jamais comment nous allons.