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« C’est un champ de bataille » : le douloureux passage des minima sociaux à la retraite

Si leur dossier est compliqué, les allocataires du RSA ou les demandeurs d’emploi peuvent se retrouver sans ressources le temps de justifier de toute leur carrière professionnelle et d’obtenir le juste montant de leur pension. Un combat de plus à mener pour des personnes souvent précaires.

Selim Derkaoui

26 décembre 2024 à 14h58

 

Âgée de 61 ans et allocataire du revenu de solidarité active (RSA), Ratiba* voyait arriver la retraite comme une nouvelle source d’angoisse : ni France Travail ni sa caisse d’allocation familiale (CAF) ne répondaient à ses sollicitations quand elle leur demandait la procédure à suivre. Dans sa boîte aux lettres, pas le moindre courrier reçu.

« J’étais à peu près sûre de deux choses : le montant minuscule de ma retraite, et le fait que je n’étais a priori pas concernée par l’allongement de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans », se souvient-elle. Une amie lui suggère de contacter la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) de sa région du nord de la France avant ses 62 ans.

Non sans mal, Ratiba parvient à décrocher un rendez-vous. Le doigt pointé en direction de l’écran d’ordinateur, un agent lui montre son relevé de carrière, qui répertorie les activités professionnelles effectuées au cours de sa vie. Elle apprend qu’il manque des fiches de paie et que certains de ses anciens employeurs dans les années 1980 ne cotisaient pas ou ne la déclaraient pas.

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© Photo Sébastien Lapeyrere / Hans Lucas via AFP

 

« J’avais 16 ans et on travaillait tôt à l’époque, d’autant plus quand on était immigré et qu’on arrivait en France sans aucune ressource. Ils ne prennent pas en compte nos trajectoires et nos particularismes, ils appliquent froidement [les règles], s’emporte la sexagénaire. C’est exactement la même chose avec la retraite complémentaire avec l’Agirc-Arrco, tout ça pour terminer ses jours avec 400 ou 500 euros par mois. »

Ratiba peut prétendre à sa retraite telle quelle, et faire l’impasse sur plusieurs années de labeur, ou bien se battre pour retrouver certains documents et recontacter d’anciens employeurs, dans l’objectif de revaloriser sa maigre pension. « C’était la panique. Je devais retrouver tout un tas de documents, cela m’a pris trois mois. J’avais largement dépassé ma date d’anniversaire de 62 ans, à laquelle j’aurais dû commencer à toucher ma retraite », témoigne-t-elle.

Personne ne la prévient qu’elle doit continuer de déclarer sa situation à la CAF pour pouvoir continuer de toucher le RSA. Le paiement de l’allocation est suspendu. « On se retrouve pris au piège dans une impasse, tous nos choix sont mauvais, raconte Ratiba. J’ai tenté d’expliquer ma situation mais rien à faire, on me disait que mon RSA serait réactivé dans deux, voire trois mois. » Même si elle a pu compter sur l’aide de ses enfants, elle a dû réaliser quelques tâches domestiques non déclarées pour tenir financièrement.

Dossier de retraite traité mais pas finalisé

Ils et elles sont nombreuses dans toute la France à vivre des situations similaires à celle de Ratiba. Carrières discontinues (CDD, intérim, contrats aidés), déménagements réguliers, logements trop étroits pour stocker des montagnes de documents administratifs, personnes âgées qui ne maîtrisent pas l’informatique ou ne disposent pas d’un ordinateur fonctionnel… Les difficultés pour rassembler et présenter la documentation nécessaire sont nombreuses.

Interrogée par Mediapart, la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf) indique que les CAF sont censées envoyer aux allocataires un courrier six mois avant leurs 62 ans, pour les avertir des démarches à effectuer et leur donner le temps de rassembler les documents. Un courrier qui, dans les faits, n’est pas toujours reçu.

On aimerait que les départements s’engagent tous à payer le RSA si un dossier Carsat prend plus de temps que prévu à monter.

Alain Guézou, fondateur de l’association RSA 38

La Cnaf assure surtout à Mediapart que si un·e allocataire a fait une demande officielle « dans les délais » pour toucher sa pension de retraite, « son droit RSA est maintenu jusqu’à traitement de sa demande par la Carsat ». Or, quand le traitement d’une demande démarre, cela ne veut pas dire que la pension de retraite va être touchée rapidement. Si le dossier est complexe, l’aboutissement de la démarche peut s’éterniser.

« Beaucoup de personnes me contactent à ce sujet. On aimerait que les départements [qui assurent le paiement de l’allocation – ndlr] s’engagent tous à payer le RSA si un dossier Carsat prend plus de temps que prévu à monter, revendique Alain Guézou, retraité et fondateur de l’association RSA 38. Et en particulier pour les personnes qui ne veulent pas faire l’impasse sur des périodes mal documentées de leur parcours professionnel. »

L’assurance retraite promet pourtant à Mediapart qu’« il n’y a pas d’âge couperet, pas d’interruption du versement du RSA, pas de rupture de ressources » et que « les allocataires ne sont pas privés de leur RSA dans l’attente de leur passage complet à la retraite ».

« Chacun comprend qu’une personne dont la carrière a été entrecoupée de périodes prolongées d’inactivité puisse rencontrer des difficultés à réunir l’ensemble des justificatifs nécessaires dans le cadre de cette démarche », insiste encore l’assurance retraite. Cette situation, rencontrée par les travailleuses et travailleurs qui ont connu de multiples employeurs et des carrières hachées, conduit pourtant trop souvent à un arrêt du versement des minima sociaux.

« Quand son dossier pour la retraite est bloqué et qu’on ne touche plus le RSA, c’est comme si on n’avait plus d’existence institutionnelle, on est comme effacé, déplore le Grenoblois Alain Guézou. Il y a une maltraitance institutionnelle accentuée par le fait que l’on soit âgé. On ne sait plus vers qui se tourner, à quelle Carsat il faut s’adresser, tandis que les CAF répondent une fois sur trois. »

France Travail consciente des problèmes

Les personnes qui touchent une allocation chômage avant leur retraite peuvent souffrir de problèmes similaires. « La loi impose pour les demandeurs d’emploi un arrêt du versement de l’allocation chômage dès lors qu’ils atteignent l’âge légal de départ à la retraite et justifient du nombre de trimestres requis pour bénéficier d’une retraite à taux plein », indique France Travail à Mediapart.

« France Travail leur dit qu’ils ne peuvent plus être indemnisés car ils sont désormais “retraitables”, décrypte Pierre Garnodier, secrétaire général de la CGT pour les précaires et privés d’emplois. Ils ont besoin d’un relevé de carrière de la Carsat pour maintenir l’indemnisation, le temps que la retraite se mette en place. Mais la Carsat met des plombes à le fournir. »

À l’inverse, les situations où France Travail demande des remboursements ne sont pas rares, quand l’institution croit savoir qu’un allocataire touchait une allocation chômage en même temps que sa retraite. Alors que, parfois, « il ne touche ni l’un ni l’autre, mais les deux organismes se renvoient la balle », s’agace le syndicaliste.

À compter de mars 2025, un courrier cosigné par France Travail et la Cnav sera envoyé « quinze mois avant l’âge légal de départ en retraite […] aux demandeurs d’emploi concernés ».

Bien conscientes des dysfonctionnements potentiels, France Travail et la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) ont récemment signé une nouvelle convention de partenariat qui devrait offrir dès les premiers mois de 2025 « un parcours plus fluide et plus lisible pour leurs usagers ».

À compter de mars, un courrier cosigné par les deux institutions sera envoyé « quinze mois avant l’âge légal de départ en retraite […] aux demandeurs d’emploi concernés, les invitant à se rendre sur le site de la Cnav » pour compléter leur carrière. L’attestation nécessaire sera ensuite délivrée au plus tard dans les quatre mois, promet la Cnav.

Les personnes n’ayant pas effectué cette démarche seront recontactées sept mois avant leur âge de départ, et France Travail informera six mois à l’avance toutes et tous les allocataires de l’arrêt du versement de leur allocation chômage.

Fin des droits auxiliaires

Par ailleurs, les bénéficiaires du RSA disposent de droits auxiliaires : des aides locales gratuites (comme le transport ou la cantine), une protection universelle maladie s’ils ou elles ne sont pas couvertes contre les risques liés à la maladie ou à la maternité, une complémentaire santé solidaire ou encore une réduction du tarif d’un abonnement téléphonique fixe.

Une fois à la retraite, ces droits disparaissent. Les bénéficiaires basculent ainsi au régime général de la Sécurité sociale, à la contribution solidaire ou à la couverture maladie universelle. Et c’est souvent au moment de partir à la retraite qu’ils l’apprennent. Pourtant, ces droits auxiliaires sont cruciaux : fin 2018, 29 % des bénéficiaires de minima sociaux se disaient en mauvaise ou très mauvaise santé et 58 % déclaraient au moins une maladie chronique.

Les allocataires ont la possibilité de maintenir leur RSA jusqu’à leurs 67 ans, et donc les droits qui vont avec. Mais ils ne sont pas forcément au courant, et rien n’est fait pour qu’ils le soient. « Pour les départements, on est des variables d’ajustement : si c’est le département qui paye le RSA, c’est l’État qui paye les retraites… », rappelle Alain Guézou, de RSA 38.

« La retraite, qui devrait être un champ de repos, est en fait un champ de bataille pour nous qui avons vécu dans le stress, dans la grande précarité et le chantage à l’emploi précaire. Et cela concerne des millions de personnes », résume le responsable associatif.

Et ce n’est pas tout : on touche sa retraite le 6 ou le 7 du mois, ce qui peut compliquer le paiement du loyer et de toutes les factures. « Le RSA, c’était le 10 du mois. Dans les deux cas, c’est la merde, mais on est déjà habitués », ironise Ratiba.

De l’AAH à l’Aspa

Enfin, pour les bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), le passage à la retraite peut également être source de complication. Si toutes et tous ont le droit de partir à 62 ans, même après la réforme des retraites, le maintien de l’AAH n’est autorisé qu’aux allocataires en bénéficiant en raison d’un taux d’incapacité d’au moins 80 %. Dans ce cas, assure la direction générale de la cohésion sociale, il n’y a pas de démarche particulière à effectuer.

Mais l’AAH étant « une prestation différentielle, qui vient compléter les revenus de la personne dans la limite d’un plafond », l’administration rappelle que « le montant maximum des ressources globales cumulant une AAH et l’ensemble des pensions de retraite ne peut excéder ce montant, égal à 1 016,05 euros depuis le 1er avril 2024 ».

Pour les allocataires dont le taux d’incapacité est situé entre 50 % et 79 % mais qui bénéficiaient de l’AAH car elles et ils ne pouvaient pas travailler suffisamment en raison de leur handicap, il faut en revanche basculer vers une autre aide : l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), accordée aux retraité·es ayant de faibles ressources.

Il faut alors monter un nouveau dossier. Et contrairement à l’AAH, l’Aspa n’est pas déconjugalisée : son versement dépend du revenu fiscal du foyer, et donc aussi de celui du ou de la conjointe. Les revenus du couple ne doivent alors pas dépasser 1 571 euros brut par mois. Une nouvelle difficulté dans un parcours de vie déjà bien trop souvent heurté.