JustPaste.it

Chantiers olympiques de Paris 2024 : une exploitation à ciel ouvert

L'Équipe - jeudi 5 mai 2022 1339 mots, p. 22
Simon Bolle et Alban Traquet

 

Chantiers olympiques de Paris 2024 : une exploitation à ciel ouvert

 

Exploitation à ciel ouvert La récente découverte de travailleurs sans papiers sur les chantiers olympiques a permis de mettre au jour un réseau de sous-traitance peu scrupuleux.

 

« L'impression de sérénité qui règne sur le site est la traduction d'une ambition sociale forte, notamment pour être un chantier exemplaire dans une démarche bienveillante. » La phrase avait été lâchée par des dirigeants de la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), l'organisme chargé de préparer les aménagements et livrer les infrastructures en vue des Jeux de Paris en 2024, lors d'une visite organisée à la mi-février sur l'immense chantier du village des athlètes (300 000 m²).

 

Ce dernier s'étend sur les villes de Saint-Denis et de Saint-Ouen et est censé devenir l'épicentre - logement et restauration des athlètes - du prochain événement sportif planétaire dans près de deux ans. Alors que le pic d'affluence - environ 3 000 ouvriers - est attendu cet été, une polémique, en plus de celles liées aux accidents de travail (déjà 7 cas graves au total), a éclaté il y a quelques semaines, quand l'AFP a dévoilé le recensement d'une dizaine de travailleurs sans papiers sur ce chantier du village olympique. Un premier scandale qui, en profondeur, met au jour un système frauduleux que L'Équipe révèle en détail.

 

À l'automne dernier, une série de grèves avait été déclenchée par des salariés sans papiers en Seine-Saint-Denis, et notamment au sein de l'entreprise Sepur, spécialisée dans la collecte et le tri de déchets. Une action qui avait fait du bruit dans le département et qui était parvenue aux oreilles de leurs collègues à pied d'oeuvre sur les chantiers olympiques. Tout s'est ensuite accéléré entre fin janvier et début février, quand, selon nos informations, douze d'entre eux, tous de nationalité malienne, ont fait part de leur situation délicate lors d'une des permanences régulièrement tenues à Bobigny par la CGT.

 

Certaines conditions, dont le paiement d'heures supplémentaires ou de primes, n'auraient jamais été honorées

 

Le syndicat a ensuite mené sa propre enquête, réuni un certain nombre de preuves (contrats, fiches de paie, virements bancaires, vidéos...) et transmis un signalement aux autorités. C'est ainsi que l'inspection du travail a lancé une procédure et organisé une visite inopinée le 25 mars pour vérifier certaines allégations. Il était environ 9 h 50, sur le secteur D, celui du promoteur immobilier Icade, et Haroun (*), un des travailleurs concernés, raconte la suite : « On m'a dit : "Il y a des contrôles, il faut te casser." On est toujours prévenus un peu avant quand il y a des contrôleurs. D'habitude, on nous dit d'aller au bar et de revenir plus tard, ou de ne pas donner sa vraie identité si on la demande. Mais, cette fois, j'ai refusé de partir et j'ai tout expliqué à la dame de l'inspection. »

 

Ce petit groupe de sans-papiers se côtoie depuis quelques années maintenant et un chantier routier à Vélizy-Villacoublay (Yvelines). Auparavant, tous travaillaient de manière dissimulée, en étant rémunérés en liquide via des enveloppes livrées par un tiers dans un café et en étant dispersés sur plusieurs sites en région parisienne. Et, toujours selon nos informations, deux de ces douze individus bossaient encore au « black » lors des derniers contrôles. Les autres avaient obtenu des bulletins de salaire après une première révolte fin 2020. Mais certaines conditions, dont le paiement d'heures supplémentaires ou de primes, n'auraient jamais été honorées, malgré leur inscription sur leurs contrats, vraisemblablement non déclarés. D'où cette récente volonté de dénoncer leur situation.

 

"Certains étaient payés de la main à la main, non pas en leur nom, mais auprès d'un membre de la famille, cousin, parent..."

Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT

 

En creusant, les syndicalistes de la CGT ont découvert une « situation sidérante » à travers un « montage très élaboré » . « Du jamais-vu en près de quinze ans dans le métier » , d'après un fin connaisseur de ces dossiers. En l'occurrence, ces travailleurs semblaient être dirigés par un seul commanditaire, mais étaient embauchés par différentes entreprises (une quinzaine au total), avec des gérants de paille à leur tête. Des ramifications complexes qui laisseraient penser à une volonté de brouiller les pistes.

 

Les pratiques aussi, puisque ces derniers recevaient leurs salaires par virement de la part de plusieurs sociétés. « Mais on ne sait pas quel est le nom du sous-traitant principal qui se cache derrière. Cela donne un grand tournis » , résume Jean-Albert Guidou, qui pilote l'affaire à la CGT 93. « On n'a pas compris toute la logique de ce mécanisme, complète Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT et qui siège désormais au conseil d'administration de la Solideo. Il s'agit d'entreprises intermédiaires qui peuvent être d'ailleurs un ouvrier voisin, comme un collègue qui paie le salaire d'un autre. Certains étaient payés de la main à la main, non pas en leur nom, mais auprès d'un membre de la famille, cousin, parent... Cela a fait l'objet de nombreuses manipulations comptables et administratives, d'abus assez considérables. »

 

Chose que la Solideo « condamne bien entendu » . « Nous avons d'ores et déjà rappelé aux maîtres d'ouvrage et entreprises prestataires de respecter leurs engagements. »

 

D'après des sources concordantes, le « donneur d'ordre » , l'entreprise au-dessus de ce mystérieux sous-traitant, est GCC, un géant du BTP. Un groupe qui se revendique « indépendant, pérenne et engagé pour une société durable » sur son site mais qui a pourtant déjà été épinglé pour les mêmes raisons en 2009 à Massy (Essonne). Cette fois, s'ils n'étaient pas directement employés par GCC, les travailleurs en question portaient toutefois des chasubles et possédaient des badges siglés du logo de l'entreprise, ce que L'Équipe a constaté. « C'est GCC qui a conclu le marché et passé un contrat avec le sous-traitant. Il y a eu un vrai manque de vigilance et des responsabilités à assumer » , soutient Jean-Albert Guidou.

 

« Pour garder les mains propres, les grosses entreprises font appel à d'autres qui leur fournissent la main-d'oeuvre, poursuit le même syndicaliste. L'intérêt, c'est qu'ils ont une possibilité énorme de pression et de flexibilité sur les sans-papiers, dont le statut est extrêmement fragile. »

 

GCC pointe son sous-traitant, qui « a menti en présentant de fausses pièces »

 

En plus des risques d'expulsion, être sans-papiers empêche de bénéficier d'allocations ou de cotiser pour la retraite. Pas de mutuelle ni d'aides pour les transports non plus. « Ils nous exploitent, regrette Ousmane (*), autre ouvrier concerné par ce montage. Certains ont été virés parce qu'ils demandaient une augmentation. »

Les pouvoirs publics ont immédiatement pris en compte cette remontée d'informations, grâce notamment à la charte sociale mise en place sur les chantiers olympiques, des sites très surveillés par l'État. « Les autorités ont l'occasion d'envoyer un message, estime Guidou. De toute évidence, ce n'est pas à comparer avec le Qatar, mais on veut que tout soit parfait sur le plan social. » À son niveau, Thibault espère également « que cet exemple permettra d'assainir progressivement et que les gens se déclarent » pour « mettre fin à cette anomalie » .

 

L'enquête administrative est toujours en cours et pourrait faire l'objet d'une dénonciation auprès de la justice. « C'est le sous-traitant qui est juridiquement responsable et c'est lui qui va être poursuivi. Quant à la responsabilité de GCC, elle est surtout morale » , précise Thibault. Tout dépendra du rapport final de l'inspection du travail. Contactée, l'antenne francilienne de cette dernière n'a pas donné suite, au même titre que le parquet de Bobigny.

 

De son côté, GCC a tenu à faire savoir que, « dès que les choses ont été avérées, la collaboration a été stoppée avec ce sous-traitant, qui nous a menti en présentant de fausses pièces » . « On a été pour le moins surpris, déçus, touchés, a réagi Éric Spielmann, le DRH du groupe. Cela vient percuter ce qu'on met en place par ailleurs et tout l'édifice de confiance. »

 

« Nous condamnons ces situations illégales sans équivoque » , a, par ailleurs, indiqué le comité d'organisation Paris 2024. Récemment, tout ce « microcosme olympique » , accompagné des élus locaux, s'était réuni pour le lancement officiel des travaux du centre aquatique de Marville, futur bassin d'entraînement du water-polo. Des travaux débutés en janvier sous la direction d'un groupement d'entreprises mené par... GCC.

 

(*) : Les prénoms ont été modifiés.