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Timothy Morton, le dynamiteur de la pensée écologique

 

Récemment publié en France, le livre de Timothy Morton est sorti aux États-Unis (où l’auteur enseigne) il y a près de dix ans. C’est beaucoup et, pour partie, quelques-unes des idées développées par Morton ont entre-temps perdu en originalité. Elles ont été reprises à leur compte (ou mises en avant) par d’autres essayistes et ne sont plus véritablement contestées. Par exemple, l’affirmation que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, imputable à l’activité humaine. Un Bruno Latour ou l’anthropologue Philippe Descola, pour ne citer qu’eux, surfent sur cette idée depuis des années.

Mais ce qui fait du livre de Morton un ovni dans le champ de la philosophie est qu’il développe une pensée écologique d’une ampleur et d’une radicalité sans équivalent en s’appuyant d’ailleurs sur des exemples, des situations, des personnages qu’il est allé chercher dans des mondes habituellement peu fréquentés par les philosophes. S’il cite fréquemment Darwin, le père de l’évolution, et Emmanuel Lévinas, s’il fustige Heidegger (et sa pensée de « bonsaï rabougri »), il convoque tout autant la chanteuse islandaise Björk (qu’il admire) et le groupe de rock des Pink Floyd, et renvoie à des films comme Blade Runner, de Ridley Scott, A.I. Intelligence artificielle, de Spielberg, aux poèmes de William Wordsworth et d’Arthur Rimbaud.

« Tout est interconnecté avec tout » 

On ne peut pas soupçonner Timothy Morton de vouloir épater la galerie. Il est un tantinet marginal par son mode de vie (quinquagénaire, il aime la musique et ne déteste pas les raves parties) mais c’est un intellectuel consacré. Ses livres sont traduits un peu partout et il fait partie des philosophes contemporains qui comptent. Les journaux les plus sérieux aux États-Unis et en Grande-Bretagne (il est citoyen britannique) lui ouvrent volontiers leurs colonnes. Les universités se disputent pour l’accueillir. Et des artistes se réclament de sa pensée lorsqu’ils créent.

Stimulante, sa pensée ne ressemble à aucune autre. Même si elle s’avère difficile à suivre, parce que paradoxale, emberlificotée, parfois délirante, on prend vite conscience d’avoir là, en lisant La Pensée écologique, un discours nouveau d’une ampleur exceptionnelle qui fera date une fois digéré et disséminé. Disons que Morton dynamite tout et nous fait voir les choses sous un angle original.

Timothy Morton. Voir tous les liens sur google search

L’idée centrale de Morton est que nous sommes interconnectés. Les hommes sont interconnectés entre eux. Quel que soit le geste que nous accomplissons — tourner le bouton d’une machine à laver, prendre l’avion, allumer un feu de camp —, nous sommes les acteurs conscients ou non de l’Anthropocène. Que nous fassions des gestes lourds de conséquences ou anodins, nous participons donc tous au changement climatique, à la disparition des espèces, à l’accumulation pour des siècles et des siècles des gaz à effet de serre. Mais il n’y a pas que nous comme acteurs. L’interconnexion va bien au-delà de l’homme. « Tout est interconnecté avec tout », écrit l’auteur. Cette relation à double sens concerne la biosphère, c’est-à-dire les humains aussi bien que des entités comme le plastique, le plutonium, les rochers, les virus, les fleurs, l’ADN. Nous vivons dans un « maillage » global tissé par les siècles passés et à venir. « Le maillage des choses interconnectées est vaste, voire incommensurable, écrit Morton. Chaque entité du maillage parait étrange. Rien n’existe par soi-même, et donc rien n’est complètement “soi-même”. Il y a curieusement “moins” d’Univers au moment même où nous en voyons “plus”, et pour les raisons mêmes que nous en voyons “plus”. »

En conséquence, il y a des concepts qui se retrouvent vidés de leur sens, sans intérêt. Pris indépendamment du maillage général, ils ne veulent plus rien dire. C’est le cas de la notion de nature. Elle n’existe tout simplement pas, assure l’auteur qui n’hésite pas à renvoyer dos à dos les tenants de la deep écology nostalgiques d’une nature originelle fantasmée et les amoureux d’une nature sous cloche, faite de bio et de verdure. À ses yeux, la politique des petits pas appliquée à l’écologie (on pense à ceux qui ne jurent que par Pierre Rabhi) ne mène à rien. Imperméable à un retour à un quelconque âge d’or, Morton ne se prive pas également de se moquer des opposants à l’installation d’éoliennes au prétexte qu’elles enlaidissent le paysage. Est-ce qu’une route, une raffinerie, un pylône contribuent à l’enjoliver ?

« Un monde d’être et non d’avoir » 

Dans sa critique radicale, Timothy Morton n’épargne pas davantage le capitalisme. Le salut ne peut pas venir de lui car s’il sait se montrer réactif, à l’heure de l’Anthropocène ça ne suffit pas. Il faut être « proactif ». « Étant donné que la prétendue main invisible du marché “décide” des solutions à adopter au moment même où elle conduit les choses à leur perte, le temps que le marché “résolve tout”, il n’y aura plus rien à résoudre (…) Le réchauffement climatique est le symptôme que le capitalisme mondial ne peut plus maîtriser. »

La solution, selon Morton, c’est de « penser grand et d’agir grand ». Nous ne sommes pas arrivés à la fin de l’histoire, conclut-il, mais à son commencement. Il ne s’agit pas de rechercher un retour à la nature, d’essence réactionnaire, mais de construire un monde nouveau, « un monde d’être et non d’avoir ». Et Morton de conclure : « La pensée écologique peut être extrêmement déplaisante. Mais une fois que vous avez commencé à la penser, vous ne pouvez pas la “dé-penser”. Nous avons commencé à la penser. À l’avenir, nous penserons tous la pensée écologique. »

  • La Pensée écologique, de Timothy Morton, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, éditions Zulma, février 2019, 272 p., 20 €.