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Derrière le succès d’une pétition contre le passe vaccinal, l’ombre d’un groupe de marketing suisse

 

 

Lancé fin 2021, ce texte affiche plus de 1,3 million de signatures. Ses initiateurs, des spécialistes de la promotion des médecines alternatives, installés en Suisse, sont connus pour leurs méthodes controversées.

 

 

Avec 1,3 million de signataires au 31 janvier, la pétition « Non au pass vaccinal ! », lancée sur le site Leslignesbougent.org, peut se targuer d’un rare succès. Dénonçant « un an de mensonges successifs » et de « manipulation de masse » du gouvernement autour de la vaccination contre le Covid-19, elle explique que le vaccin « n’empêche pas de tomber malade » ni « d’aller à l’hôpital », que les hôpitaux n’ont « jamais été saturés à cause du Covid » et que tout cela est, évidemment, « le jackpot pour Big Pharma, qui s’enrichit sur le dos de la nation ».

Très relayée par toutes les chapelles des opposants à la vaccination ou au passe vaccinal, la pétition a été lancée par Rodolphe Bacquet, un documentariste et auteur de guides de voyages, devenu rédacteur en chef aux éditions Alternatif bien-être – où il pilote une newsletter hebdomadaire et un magazine papier mensuel –, spécialisées dans la santé naturelle et les médecines alternatives : jeûne, compléments alimentaires ou régimes divers.

 

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La pétition a été apportée, le 5 janvier, par un petit cortège à l’Assemblée nationale. Le candidat à la présidentielle Nicolas Dupont-Aignan, opposé au passe vaccinal, n’a pas manqué de se la faire remettre devant les caméras. « Je ne suis pas antivaccin, même si je critique évidemment la stratégie du tout-vaccinal du gouvernement. Moi, je pense que le vaccin a son utilité, mais que c’est une utilité qui doit être mise en perspective et qui doit être accompagnée d’autres moyens de lutte contre l’épidémie », explique M. Bacquet au Monde, en disant regretter que les critiques contre le passe vaccinal aient été « portées par les extrêmes, par les mélenchonistes, par Florian Philippot, ce qui contribue à la caricature », alors que les signataires de sa pétition sont, selon lui, principalement « des citoyens qui sont inquiets pour leur liberté ».

 

Nébuleuse de sociétés

Derrière ce succès spectaculaire, Leslignesbougent.org n’est pas une plate-forme de pétitions tout à fait classique. Elle est liée à une même nébuleuse de sociétés suisses, propriétés du groupe Vivara, spécialisées dans la captation de données personnelles et le marketing, au travers d’une galaxie de sites et de newsletters portant autant sur la « santé naturelle » que sur le survivalisme, les cryptomonnaies ou les « nouvelles masculinités ».

Le site se présente comme une plate-forme participative, sur laquelle tout le monde peut créer gratuitement une pétition – il ne collecte pas d’argent. Le modèle économique du site est ailleurs : à bien y regarder, les personnes à l’origine des pétitions les plus signées et les plus mises en avant sur le site sont toutes liées à d’autres sociétés gravitant autour des thématiques de la « santé naturelle ». Ainsi cette pétition contre la 5G (180 000 signatures), signée du nom d’un auteur du site Santé Nature Innovation ; ou ce texte appelant à systématiser les analyses virologiques avant un rappel de vaccination (88 000 signatures), écrit par

« Laurent des éditions Nouvelle Page » ; ou encore cet appel à défendre les huiles essentielles (130 000 signatures) signé d’Augustin de Livois, fondateur du site Nature rebelle.

 

Tous ces sites – dont l’éditeur d’Alternatif bien-être, Totale Santé SA – sont liés, directement ou indirectement, à Vivara, un groupe suisse créé par un Français : Vincent Laarman. Depuis des années, les entreprises fondées par cet homme d’affaires multiplient les campagnes marketing agressives pour vendre livres, formations, ou produits dérivés liés aux « remèdes naturels » ou à certains placements financiers. Et l’on retrouve, au conseil d’administration de ce groupe suisse l’avocat français David Guez, qui détient 50 % des parts de la société Les lignes bougent. M. Guez, qui n’a pas répondu aux messages du Monde, s’était fait connaître en 2017 comme l’un des principaux promoteurs de la Primaire.org, une primaire ouverte pour désigner un candidat de la société civile à l’élection présidentielle.

 

Pratiques commerciales ultra-agressives

M. Bacquet explique avoir rédigé son texte tout de suite après les annonces du gouvernement sur le passe vaccinal, sous le coup de l’agacement. Selon M. Bacquet, les liens entre Les lignes bougent et le reste du groupe Laarman s’apparentent plus à un « cousinage », des rapports ponctuels entre entreprises proches, mais qui ne fonctionnent pas comme un groupe – lui-même explique ne pas travailler directement avec M. Laarman, personnage énigmatique surtout connu en France pour son activité politique, qui n’a pas donné suite aux demandes d’entretien du Monde.

Enquête : De SOS Education à la « santé naturelle », voyage dans la galaxie conservatrice des Laarman

Vincent Laarman est le neveu d’une figure de la sphère libérale-conservatrice, François Laarman, décédé en 2009. En 1990, cet entrepreneur lance l’association Contribuables associés, qui inaugure en France des méthodes de levée de fonds inspirées des Etats-Unis : l’activité de lobbying anti-impôts de l’association permet de constituer des fichiers d’adresses postales, ensuite revendus à des fins de marketing au travers de sociétés comme Score Marketing ou France Adresses, propriétés du même François Laarman. A la fin des années 1990, son neveu, Vincent, reprend le flambeau en fondant SOS Education, une association aux méthodes similaires, créée en 2001. En 2007, il lance avec son épouse l’Institut pour la justice, autre structure avec un fonctionnement analogue.

 

Le couple s’expatrie ensuite en Suisse et change totalement de branche. Vincent Laarman y fonde, au début des années 2010, Santé Nature Innovation (SNI), une entreprise qui édite des newsletters autour du soin par les plantes et des médecines alternatives. Le très controversé professeur Henri Joyeux, opposant historique aux vaccins, y figure en tant que conseiller scientifique. La maison mère de SNI, Laarman Marketing services, change plusieurs fois de nom, devenant VL Group AG, puis Vivara en 2020. Au même moment, Vincent Laarman se place en retrait au profit d’une nouvelle génération, adepte d’une « culture start-up » : un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, Aymeric Puech, prend la tête du conglomérat, qu’il rationalise. Vivara segmente sa production de newsletters et de sites en autant de « verticales », d’usines à contenus, orientés chacune vers une thématique précise. Et dont les pratiques commerciales ultra-agressives sont régulièrement dénoncées.

M. Bacquet reconnaît que des dérives ont pu avoir lieu dans certaines sociétés du groupe, mais assure que ce temps est depuis longtemps révolu. A une certaine époque, « il n’y avait pas beaucoup de règles, et quand il n’y a pas beaucoup de règles, elles ne sont pas suivies, résume-t-il. On nous ressort toujours le dossier [très critique sur les pratiques de SNI] qu’avait publié Que choisir en 2018, mais, à sa parution, ce qu’il dénonçait était soit faux, soit déjà ancien, et toutes les personnes qui avaient des pratiques discutables sont parties ou ont été débarquées. »

 

Survivalisme et permaculture

Aux côtés des sites historiques du groupe, une grosse dizaine, et autant de« business units » rassemblées au sein de la structure Publishing Factory, couvrent des domaines aussi variés que le survivalisme, l’investissement immobilier, la permaculture ou les cryptomonnaies. Toujours selon le même modèle, qui propose des formations ou des abonnements à des newsletters ou magazines.

Equipes marketing et « copywriters » – rédacteurs, dans le jargon du marketing – sont réunis dans un même endroit, baptisé la « Cité du marketing digital », un bâtiment de 4 000 mètres carrés en plein cœur de Lausanne, où 250 personnes travaillent pour les différentes « verticales » du groupe. Outre les newsletters, Publishing Factory offre de nombreux autres services liés au marketing numérique, de la formation à la production de vidéo, en passant par la fabrication de « compléments alimentaires, cosmétiques ou autres produits » en marque blanche. Avec la promesse d’être « toujours en veille pour déceler les dernières tendances » du marché des médecines alternatives.

 

En prenant le tournant start-up, Publishing Factory et Vivara ont aussi pris quelque peu leurs distances avec les idées de son fondateur. « Avec la croissance du groupe, les effectifs se sont “normalisés”, explique une ancienne salariée qui a souhaité rester anonyme. De nombreuses personnes qui travaillent au sein de ces entreprises – souvent recrutées dans les écoles de commerce françaises – se sentent très éloignées de l’idéologie ou du projet de société que semble incarner la famille Laarman. »

Le groupe est avant tout une entreprise, « avec une culture de start-up drivée par une pression forte sur la croissance », ce qui n’empêche pas Publishing Factory d’attirer en priorité des salariés sensibles aux thématiques de la santé naturelle. Ironiquement, alors que Les lignes bougent publie aussi des pétitions appelant à la destitution d’Emmanuel Macron (l’une d’elles atteint 228 000 signatures), le groupe fondé par Vincent Laarman semble avoir pleinement assumé un virage vers la « start-up nation » – à la sauce suisse.