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Pourquoi les Français sont si défiants... et divisés

 

INTERVIEW - Pour mieux comprendre l'état d'esprit des Français, Challenges a commandé un grand sondage à l'institut Ipsos sur leur moral, leur perception de l'état du pays et leurs attentes. Le politologue Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, commente les résultats.

 

Bonheur, optimisme, argent, travail, économie, institutions… Challenges a passé au crible le moral et les attentes des citoyens dans un sondage, publié ce jeudi 31 janvier. Une mine d'informations alors que s'est ouvert le Grand débat national. Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos, décrypte pour Challenges les enseignements majeurs de l'enquête.

Challenges - Quelle est votre impression générale à la lecture du sondage?

Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos: J'ai le sentiment d'une société toujours très fracturée, morose, pessimiste, nostalgique aussi, où les individus ont le sentiment que leur vie se dégrade et sont en demande de sens, pas seulement de pouvoir d'achat. La déconnexion entre la sphère privée, qui va globalement bien, et un regard assez noir sur la société est spectaculaire.

Sur de nombreux sujets, il y a une vraie fracture, deux France… 45% pensent que leur vie s'est dégradée, 44% le contraire, 52% qu'il est possible d'évoluer socialement, 48% que c'est impossible…

La fragmentation est très forte et il y a a minima deux grands blocs. Une France sociologiquement aisée, optimiste, à l'aise dans la mondialisation, qui se projette dans l'avenir. Et puis celle qui pense que sa situation se détériore, qui demande de la protection et plus de justice. C'est une France populaire, composée d'ouvriers, d'employés, de précaires. Cela se traduit politiquement. Ceux qui sont optimistes sont plutôt des sympathisants LREM, PS et LR. Et la France qui va mal se sent proche du RN et de La France insoumise.

N'y a-t-il pas une contradiction? 72% de Français sont satisfaits de leur vie. Mais ils sont aussi persuadés à 76% que la France est en déclin, à 69% que c'était mieux avant…

Il y a une assez grande stabilité dans la perception du bonheur. L'appréciation de sa propre vie est décorrélée de celle du pays. On peut être heureux et penser que le pays va mal, que l'avenir est sombre.

Mais comment peut-on dire que c'était mieux avant quand objectivement les conditions de vie sont bien meilleures?

C'est une illusion rétrospective! Les Français évaluent le passé à l'aune de leur insatisfaction présente et d'un futur incertain, pas de ce qu'il était réellement ou à partir de critères objectifs. Et puis, on n'a pas cessé de faire l'éloge des "Trente glorieuses", une époque formidable, avec une forte croissance, une industrie puissante, peu de chômage, un ascenseur social qui fonctionnait… Et le mythe est sans cesse réactivé, comme si les "Quarante foireuses" leur avaient succédé!

Pourquoi sommes-nous nostalgiques, moins confiants que nos voisins?

Plusieurs raisons. D'abord le sentiment de déclin est très puissant en France. Les Français ont le sentiment d'avoir été une grande puissance et que c'est terminé. Nous sommes un pays qui a "éclairé" le monde. Qu'en reste-t-il? Deuxième raison, l'absence de résultats. Cela fait trente ans que l'on répète que le problème majeur c'est le chômage et, d'alternance en alternance, le problème perdure. Cela génère forcément de la défiance. Enfin il y a quelque chose de culturel. En France, à l'école, on développe une culture de la compétition et pas de la coopération. Cela ne favorise pas la confiance mutuelle.

On souligne souvent une certaine schizophrénie française. D'un côté, les Français veulent qu'on renforce le modèle social, et de l'autre ils trouvent qu'il y a trop d'impôts!

Les Français sont très attachés à ce modèle qui protège. Quelle que soit notre situation financière, on sera soigné, on aura une retraite et cela compte. Mais, en même temps, ils trouvent le niveau de pression fiscal trop élevé. Ils considèrent que l'argent est mal utilisé, qu'on pourrait faire mieux avec moins. De fait, les politiques ne cessent de répéter qu'on peut être plus efficace, que les Allemands dépensent beaucoup moins et qu'ils sont aussi bien soignés. Les Français veulent donc les deux!

Les Français, au vu de ce sondage, peuvent-ils adhérer à la philosophie d'Emmanuel Macron?

Seule une minorité, environ 25 à 30%, peut se retrouver dans son discours. Ceux qui, en gros, déclarent ne pas avoir de problèmes financiers et partagent sa vision d'une société mobile. Mais tous ceux qui déclarent avoir du mal à joindre les deux bouts, ou même simplement avoir un budget serré, ne se retrouvent pas dans une conception de la société où l'on met en avant l'émancipation, les premiers de cordée…

On voit aussi une crise de confiance dans les institutions. Dès lors, faut-il un changement institutionnel?

Le sentiment d'être mal représenté est massif et doit être traité mais je ne crois pas que la solution aux problèmes de la France soit institutionnelle. Après trente ans d'échecs sur le chômage, il faut des politiques plus efficaces et justes. Le problème est économique et social avant d'être identitaire ou institutionnel.