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Phébé - La beauté est dans le cerveau de celui qui regarde

Dans un ouvrage passionnant, un chercheur en zoologie complète la théorie darwinienne de la sélection sexuelle grâce aux neurosciences.PAR EMMANUEL SALANSKIS*

Expliquer l'apparition de la beauté dans le monde vivant est un vieux défi de la théorie de l'évolution, qui remonte au moins à Darwin. Ce problème avait beaucoup embarrassé l'auteur de L'Origine des espèces (1859). Sa théorie de la sélection naturelle reposait en effet sur quatre facteurs essentiels : la fertilité des organismes, qui tendent à se multiplier jusqu'à excéder les ressources disponibles ; la lutte pour l'existence entre les individus d'une même espèce ou d'espèces proches, qui résulte du décalage récurrent entre populations et ressources ; la variabilité individuelle, qui avantage certains individus dans cette lutte ; et l'hérédité, qui permet aux différences individuelles avantageuses de se diffuser progressivement dans une population. Or, cette théorie semblait assigner à l'évolution une logique utilitaire. De ce fait, la sélection naturelle échouait à rendre compte de l'émergence de caractères esthétiques, comme la queue ocellée du paon mâle, qui sont manifestement désavantageux pour leur porteur au sein de la lutte pour l'existence. Comment l'évolution avait-elle pu laisser subsister un ornement si visible pour les prédateurs ? Le 3 avril 1860, Darwin allait jusqu'à écrire à son ami Asa Gray : « La vue d'une plume sur la queue d'un paon me rend malade chaque fois que je l'observe ! »

Darwin répondit finalement à cette difficulté par une théorie complémentaire, celle de la sélection sexuelle : si, en raison des critères esthétiques appliqués par l'autre sexe, un ornement procure un avantage reproductif direct à son porteur, alors cet avantage sexuel est susceptible de contrebalancer le désavantage pour la survie. C'est par un rappel de cette doctrine darwinienne que débute le récent ouvrage de Michael Ryan intitulé « A Taste for the Beautiful ». Mais, tout en se réclamant de Darwin, l'auteur souligne que les recherches sur la sélection sexuelle peuvent désormais aller beaucoup plus loin, grâce à l'essor contemporain des neurosciences. Il est désormais possible d'expliquer l'émergence évolutive et le fonctionnement neurobiologique de l'esthétique sexuelle des animaux. La conclusion qui se dégage de ces recherches est que « la beauté est dans le cerveau de l'observateur », comme le suggère Ryan en rectifiant le proverbe anglais selon lequel « Beauty is in the eye of the beholder ».

Mais il faut préciser cette référence au cerveau si on veut comprendre l'originalité de l'approche de Ryan. Les biologistes savaient depuis longtemps que le cerveau est une cible de la sélection sexuelle, au sens où certaines préférences esthétiques, conditionnées par l'organisation cérébrale, se révèlent avantageuses pour les organismes dans leur choix d'un partenaire sexuel. Or, les travaux de Ryan montrent que le cerveau est aussi un moteur de la sélection sexuelle. En effet, le système sensoriel de chaque animal est « calibré » pour percevoir certains stimuli, ce qui se traduit dans les préférences esthétiques de l'organisme en question. Par exemple, la grenouille tungara possède deux organes auditifs dans son oreille interne, dont chacun est réglé sur une certaine gamme de fréquences. On n'est donc pas surpris de constater que, lors du rituel d'accouplement nocturne de ces grenouilles, les mâles tungaras émettent deux cris distincts pour séduire les femelles, un sifflement et un gloussement, qui correspondent à ces deux gammes de fréquence. Mais ce qui est plus surprenant, c'est que le second cri – le gloussement – n'existe que chez les mâles tungaras, alors que plusieurs espèces parentes possèdent les deux mêmes organes auditifs. Autrement dit, et comme le démontre Ryan, le système auditif des femelles tungaras était réglé sur la gamme de fréquences du gloussement avant que les mâles n'inventent un cri pour s'y adapter. Le cerveau des femelles créait une opportunité pour l'évolution des mâles : c'est la théorie de l'« exploitation sensorielle ».

La notion d'exploitation ne doit pas être comprise en un sens finaliste. Même si Ryan présente sa théorie comme un changement de paradigme, elle reste rigoureusement darwinienne : elle implique qu'à un instant T les préférences d'un sexe ne sont pas parfaitement exploitées par les adaptations de l'autre sexe. Autrement dit, il existe à tout moment des « préférences cachées », auxquelles les soupirants d'un sexe gagneraient à s'adapter pour mieux séduire l'autre sexe. L'existence de telles préférences peut être démontrée expérimentalement : le poisson xipho attirera plus de femelles quand on le dotera d'une queue en forme d'épée, une crête artificielle rendra l'oiseau diamant plus séduisant, etc. Mais, dans la nature, ce qui provoquera éventuellement une telle adaptation sera une variation individuelle aléatoire, qui tendra à favoriser la reproduction de son porteur et donc à être sélectionnée. Nulle téléologie dans ce processus purement darwinien.

Sur cette question des préférences cachées, la conclusion du livre donne particulièrement à penser. Michael Ryan suggère que l'industrie pornographique humaine peut être réinterprétée à la lumière de la théorie de l'exploitation sensorielle : il s'agit bien, là aussi, d'exploiter les préférences esthétiques d'un sexe (généralement masculin) à l'aide de stimuli supranormaux. La principale différence serait que, dans le cas de la pornographie, on détourne l'individu de la reproduction, en dévoyant les mécanismes neurochimiques de « récompense » qui l'incitent à vouloir répéter un comportement. Mais la théorie de Ryan prend ici une dimension inquiétante qui donne au livre la valeur d'un avertissement philosophique. Dans le domaine sexuel aussi, méfions-nous des exploiteurs.

*Maître de conférences à l'université de Strasbourg


CE QU’IL FAUT RETENIR

Certains animaux ont des traits qui devraient les désavantager : pourquoi le paon a-t-il des plumes qui le rendent plus visible aux yeux des prédateurs ? Darwin a répondu que l'avantage reproductif que ces attributs procurent est plus intéressant que les risques qu'ils comportent. Michael Ryan va plus loin en montrant que ces traits répondent à des « préférences cachées » de l'autre sexe, ce qui fait du cerveau autant une cible qu'un moteur de la sélection sexuelle. C'est de cette façon qu'il faut comprendre la pornographie : il s'agit d'exploiter les préférences esthétiques d'un sexe à l'aide de stimuli supranormaux.


PUBLICATION ANALYSÉE

Michael J. Ryan, « A Taste for the Beautiful : The Evolution of Attraction », Princeton University Press, 2018


L'AUTEUR

Michael J. Ryan est professeur de zoologie à l'université du Texas et chercheur associé au Smithsonian Tropical Research Institute de Panama. Ses recherches sur l'île de Barro Colorado, à Panama, lui ont permis de devenir un éminent spécialiste de la grenouille tungara et de son principal prédateur, la chauve-souris Trachops cirrhosus. Michael J. Ryan a notamment étudié l'esthétique sexuelle des grenouilles tungara, dans le cadre de travaux sur la sélection sexuelle darwinienne. Il a ainsi développé dans les années 1990 une théorie novatrice de l'« exploitation sensorielle ».


POUR ALLER PLUS LOIN

Charles Darwin, « La Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe », Honoré Champion, 2013

Michael J. Ryan, « The Tungara Frog : A Study in Sexual Selection and Communication », University of Chicago Press, 1985

Donald L. Hilton, « Pornography addiction : A supranormal stimulus considered in the context of neuroplasticity », Socioaffective Neuroscience and Psychology, 2013

Publié le 28/01/19 à 13h00 | Source lepoint.fr