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VERTIGE: Trois  présidents et un remaniement : ancien ou nouveau monde, l’ère du vide de la pensée politique se porte bien

 

Atlantico  le 02 avril 2019 Avec Edouard Husson, et   Yves Michaud

 

Atlantico : Suite à plusieurs démissions, de Benjamin Griveaux à Nathalie Loiseau, Emmanuel Macron, présenté par le Parisien comme "proche du burn-out" "rincé" et "isolé" a choisi de procéder à un remaniement mettant en place sa garde rapprochée au sein du gouvernement, marquant une forme de repli sur soi. Une annonce qui a été faite quelques minutes avant l'intervention de François Hollande sur France 2. En quoi cet épisode peut-il témoigner d'une vie politique française qui "tourne à vide", montrant une incapacité la classe politique à dépasser le "vieux monde" ?

Edouard Husson : Nous sommes ramenés, une fois de plus, à la grande illusion de tous ceux qui ont voté pour Emmanuel Macron en pensant qu'il votait pour un programme tourné vers l'avenir. Mais l'actuel président de la République est une sorte de réincarnation de Valéry Giscard d'Estaing, sous le septennat duquel il est né ! Giscard avait été élu au centre-droit; et lui au centre-gauche. Au fond, nous avons la fin d'un cycle amorcé en 1974: arrimage monétaire à l'Allemagne, incapacité à lutter contre la désindustrialisation, dépenses non-contrôlées de l'Etat, libéralisme des mœurs, centrisme politique, début de l'immigration massive, oubli du rôle central de l'éducation dans la croissance économique. C'est déjà parce que cette politique avait échoué que VGE  n'avait pas pu se faire réélire. C'est pour cette politique, adoptée par les socialistes en 1983, que la majorité qui soutenait François Mitterrand a connu deux échecs retentissants, en 1986 et en 1993. C'est à cause de cette politique que Jacques Chirac, lui aussi rallié au "giscardisme sans Giscard" a perdu la présidentielle de 1988 après deux ans de cohabitation, gagné la présidentielle de 1995 aux dépens d'Edouard Balladur, perdu les législatives anticipées de 1997, gagné à la loterie la présidentielle de 2002 et perdu le référendum de 2005. C'est à cause de cette même politique que Nicolas Sarkozy, quand bien même il avait esquissé une autre politique, a été incapable de se faire réélire en 2012. François Hollande n'a pas été à même de se représenter en 2017 pour les mêmes raisons. 

Oui, vous avez entièrement raison, la vie politique française tourne à vide depuis quatre décennies. Emmanuel Macron, en brandissant fièrement l'étendard de cette même politique, sans aucune dissimulation sous les habits de la droite ou de la gauche, revenant en quelque sorte au giscardisme tel que Giscard l'avait rêvé ("gouverner au centre"), a d'une certaine manière précipité une crise politique d'une ampleur toute nouvelle. La détérioration sociale, constante depuis quatre décennies, est devenue pleinement visible. Macron paie pour lui-même mais aussi pour tous ceux qui l'ont précédé. Devenu le bouc émissaire d'un peuple qui n'en peut plus, il se défend en matraquant (par police interposée) le mouvement des Gilets Jaunes. Les discours fleuves tenus depuis dix-huit mois ne doivent pas dissimuler le degré zéro du dialogue réel avec la société française.     

Yves Michaud : Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse pour Emmanuel Macron de continuer le débat avec François Hollande – encore que je ne sois pas dans le secret des âmes – mais ses choix pour ce remaniement me semblent donner du crédit aux rumeurs rapportées par le Parisien : un Président sans grand ressort, à court d’idées et se réfugiant derrière ce qui reste de son premier cercle. Pourquoi ? Par manque d’imagination, de confiance, voire aussi faute de candidats crédibles. Amélie de Montchalin est certainement intelligente (elle n’aura pas grand mal succédant à Nathalie Loiseau…), mais beaucoup trop « voix de son maître ». Sibeth Ndiaye me paraît une catastrophe pour son Président. Elle a été au cœur d’une politique de communication désastreuse et peu professionnelle. Il ne suffit pas d’avoir du dynamisme pour ce genre de travail : un peu d’intelligence ne fait pas de mal non plus. Quant au Cédric O, sa trajectoire ne m’inspire nullement confiance : avoir commencé avec DSK, continué avec Moscovici puis Hollande est un signe d’ambition galopante mais pas de logiciel bien neuf : il a travaillé avec des politiciens de l’ancien temps et leur a servi de techno-expert. Il y a pas mal de jeunes ambitieux de ce genre actuellement sur le marché : on fait croire sans difficulté qu’on connaît quelque chose aux technologies quand on s’adresse à des gens qui n’y connaissent strictement rien.

De manière générale, je suis étonné qu’Emmanuel Macron ne réussisse pas à attirer des gens solides. Soit c’est parce qu’il ne les connaît pas (mais il a quand même trente-neuf ans !), soit c’est parce qu’il n’aime pas la concurrence et préfère ceux qui ne lui feront pas d’ombre (comme le transparent Édouard Philippe), soit parce que travailler avec lui est impossible. Il y a probablement un peu de tout ça. Réfléchissons quand même que Ferrand, Collomb et Delevoye n’ont pas une envergure impressionnante.

Reste une explication à ne pas écarter : ce remaniement est du provisoire et après les Européennes et ce qui va sortir du Grand Débat, il faudra bien procéder à un mouvement de grande ampleur avec une nouvelle équipe. Sauf que….Macron aura-t-il plus de ressources humaines de qualité à sa disposition ?

Ne peut-on pas également y voir une simple incapacité à dépasser les anciens systèmes de pensée, comme le disait Charles Péguy : « il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. Et il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme perverse, c’est d’avoir une âme habituée (...). Les pires détresses, les pires bassesses, le péché même sont souvent les défauts de l’armature de l’homme (...) par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l’homme. Mais sur cette inorganique cuirasse  l’habitude, tout glisse et tout glaive est émoussé ! » ? 

Edouard Husson : Espérons que nous puissions un jour remonter de la politique à la mystique, pour utiliser les notions de Charles Péguy. En attendant, la classe politique ne se rend même plus compte qu'elle joue sans interruption tous les jours la même pièce de théâtre, depuis quarante ans. Les acteurs changent mais non la pièce. Avec le temps, le jeu devient de plus en plus grinçant. Ce qui relevait encore de la tragicomédie sous Mitterrand et Chirac, a viré progressivement à la tragédie pure et simple depuis Nicolas Sarkozy. Désormais, celui qui joue le protagoniste, a tendance à étirer son propre rôle, à chasser tous ceux qui se tenaient, sur la scène, entre lui et le choeur, porte-parole du peuple souffrant. Du coup, récemment, le choeur est sorti de son rôle, ses membres ont voulu lyncher le protagoniste; comme chacun sortait de son rôle, le protagoniste a appelé sur la scène, un peu plus tôt que prévu, une garde prétorienne pour taper sur les membres du choeur.....Effectivement, l'actuel interprète du chef a un jeu mécanique, une froideur née d'une longue habitude; le prédécesseur gardait un tout petit lien à l'humanité d'avant, avec un humour de comptoir. Mais il ne semble plus possible, aujourd'hui, de jouer le rôle principal que mécaniquement, de manière prévisible. 

Yves Michaud : La citation de Péguy est très juste. Je pense depuis pas mal de temps qu’Emmanuel Macron non seulement a des problèmes de personnalité graves (narcissisme, arrogance, illusion enfantine de toute puissance) mais des idées dépassées.

C’est un énarque de 2000, à qui on a dû enseigner (quand on enseigne quoi que ce soit dans cette fausse école qu’est l’ENA) la modernité strauss-kahnienne des années 1990 : vertus du libéralisme, de la concurrence, de la modernisation, de l’ouverture, du multiculturalisme, du communautarisme cosmopolitique.

Or le monde a basculé dans une nouvelle ère dans les années 2005 avec les technologies numériques, les GAFA, la Chine, la reprise en main de la Russie, la crise du Moyen-Orient, la crise des migrants, l’agressivité du fondamentalisme islamique, la déliquescence de l’Europe, le trumpisme, la montée des populismes (qui va se poursuivre – on dirait que pour une fois Hollande a compris quelque chose….). Et Emmanuel Macron ne comprend pas ce qui se passe. Il nous vante l’Euro-béatitude, l’industrialisation, le dynamisme dans une économie où il y aura de moins en moins d’emplois. Ses adversaires des vieux partis n’avaient rien compris non plus mais il a fait naître l’espoir que, lui, avait compris. Et on s’aperçoit qu’il est à côté de la plaque. On surnommait Juppé Amstrad – un ordinateur démodé dès sa naissance. Emmanuel Macron, c’est un peu Windows 98 – et il n’y a plus de mises à jour...

Comment expliquer ce paradoxe d'un système qui apparaît verrouillé tout en se présentant lui même comme l'incarnation du nouveau monde ?

Edouard Husson : Commençons par écouter Houellebecq, qui nous montre la dureté des relations sociales dans une société adonnée à un individualisme absolu des mœurs. Comme tous les grands romanciers, Houellebecq ne porte pas de jugement de valeur, il se contente de décrire. Il a eu cette intuition géniale que la vie sexuelle est devenue un marché ultralibéral, créateur d'autant d'inégalités et de souffrances que la finance débridée. Il faudrait un romancier capable de décrire le monde de l'argent avec la même puissance que Houellebecq la révolution sexuelle. Rappelons-nous comme Nicolas Sarkozy s'est écrié qu'il voulait gagner beaucoup d'argent après sa vie politique. Ceci nous renvoie d'ailleurs à une autre réalité. Dans le monde de la "superclasse", pour parler comme David Rothkopf, nos responsables politiques sont, de plus en plus, de petits rouages, des hobereaux qui meurent d'envie que les princes, tout en haut de la hiérarchie de la nouvelle aristocratie, les regardent même un brin de seconde. Ces mêmes hobereaux se vengent de toutes leurs frustrations (être si petit par rapport aux puissants du monde) en tapant sur les "manants", les "vilains", les "déplorables". Il n'y a pas plus conformistes que nos gouvernants, qui verrouillent le système de peur d'être chassés de leur strapontin par les vrais puissants de ce monde. Ils répètent des formules déjà éculées tout au sommet de la pyramide sociale mondiale mais qu'ils veulent faire passer pour neuves auprès du peuple. Mais le peuple n'est plus impressionné - s'il l'a jamais été.

Yves Michaud : Il y a eu une tromperie sur la marchandise. Macron n’était ni si moderne ni si intelligent qu’il voulait paraître. J’avais eu des doutes sur lui dès sa campagne que je trouvais théâtrale, hystérique et tellement floue, avec en plus des porte-couteaux comme Griveaux qui se comportaient d’une manière agressive qui ne présageait rien de bon.

Il y a, pire encore, une crise des élites politiques : à force de recruter dans une oligarchie de hauts fonctionnaires énarques, on se retrouve avec des gens qui ne connaissent rien à la réalité, rien à la vie quotidienne, rien à l’économie (mais alors rien de rien!) et fonctionnent entre eux en vase clos. Savent-ils seulement que le salaire médian français est à 1750 euros par mois, c’est-à-dire que la moitié des salariés gagnent moins que 1750 euros ? Ce n’est pourtant pas sorcier. Pas plus sorcier de voir qu’aux distributeurs bancaires, il y a une touche pour retirer...20 euros.  Et qu’une contravention à 90 euros, ça vous fiche le mois en l’air ! Nouveau monde ? Rien du tout. Jupiter est empêtré et je pense que ses réformes n’iront pas loin. Je ne sais même pas s’il arrivera à faire semblant avec des lois « pour la forme ».