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L'avertissement du gouverneur de la Banque de France aux dirigeants européens

ANALYSE. Dans sa « lettre au président de la République », François Villeroy de Galhau appelle les États à renforcer l'euro sans attendre la prochaine crise.PAR MARC VIGNAUD

La campagne des élections européennes n'a pas encore véritablement démarré, mais les débats sur le bilan de l'Union européenne et de l'euro s'annoncent animés. Plutôt que d'adresser, comme c'est la tradition dans sa lettre annuelle au président de la République, ses conseils sur les réformes à mener dans le pays, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a préféré dresser un bilan de la monnaie unique à l'occasion de son 20e anniversaire.

L'occasion pour le patron de cette institution indépendante du pouvoir politique, membre du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) qui définit la politique monétaire des 19 États de la zone euro, de lancer un avertissement à peine voilé aux pays du nord de l'Europe. « Alors que des propositions ambitieuses avaient été mises sur la table, la tentation inavouée semble aujourd'hui de différer beaucoup des progrès jusqu'à une prochaine crise. » Pour fonctionner de façon optimale, l'euro a pourtant encore besoin de nombreuses évolutions, considère celui dont on dit qu'il est sur la liste des candidats sérieux pour succéder au sauveur de l'euro, l'Italien Mario Draghi, actuel président de la BCE, qui quittera son poste fin octobre. Alors que l'idée n'est pas dans le périmètre de l'institution de Francfort, François Villeroy de Galhau propose aux dirigeants de la zone de faire de l'euro une monnaie concurrente du dollar afin d'être mieux armée face aux offensives chinoises et américaines.

Des hausses de prix contenues

Parallèlement, le gouverneur de la Banque de France appelle les Français à bien « mesurer les acquis de l'euro » depuis qu'il a remplacé le franc en 1999. Les entreprises françaises ont bénéficié de la stabilité totale des changes pour 50 % de leurs exportations qui s'écoulent à l'intérieur de la zone euro. Même par rapport aux autres grandes monnaies internationales, l'euro a apporté de la stabilité, souligne la Banque de France. Au 1er janvier 1999, l'euro valait 1,17 dollar. Vingt ans plus tard, il s'échangeait contre 1,17 dollar, même s'il a évidemment connu des fluctuations, notamment face au billet vert, puisqu'il a dépassé 1,50 dollar.

Contrairement à un sentiment tenace, la monnaie commune a aussi permis aux Européens de vaincre l'inflation. « Les prix doublaient en 14 ans avant l'euro, aujourd'hui, il faudrait attendre 50 ans », a-t-il souligné, mardi matin, lors d'une conférence de presse. Par exemple, le prix de la baguette de pain ne s'est pas envolé. Juste avant l'introduction des pièces et des billets en euros dans les porte-monnaie en 2001, elle « valait en moyenne environ 4,40 francs, soit 67 centimes d'euro. Fin 2018, elle valait 90 centimes d'euro, soit une augmentation de 30 % en 17 ans, ou + 1,6 % par an en moyenne, soit une progression à peine supérieure à l'inflation d'ensemble de + 1,4 % », peut-on lire dans la lettre. Pourquoi un tel décalage avec la perception des Français ? « Une des explications est que les consommateurs remarqueraient davantage les hausses de prix que les prix stables ou en baisse. Par ailleurs, ils observeraient d'autant mieux les variations de prix des produits que ces derniers sont achetés fréquemment. Or, lors du passage à l'euro, l'effet d'arrondi aurait été davantage haussier pour certains produits fréquemment achetés », reconnaît la Banque de France.

Un pouvoir d'achat en hausse

Le pouvoir d'achat des Français, qui rapporte l'évolution des revenus à celle des prix, a bien progressé, de 20 % par habitant depuis 1999, soit un peu plus de + 1 % en moyenne par an. C'est même l'augmentation du pouvoir d'achat la plus forte parmi les autres grands pays de la zone euro (+ 12 % en moyenne). Bien sûr, les Français, marqués par les conséquences de la crise de 2008, ne le ressentent pas ainsi. Pendant 5 ans, leur pouvoir d'achat a régressé de 0,1 % en moyenne par an après une augmentation moyenne de 2 % par an. Depuis 2014, le mouvement est reparti à la hausse, mais beaucoup plus lentement, avec une augmentation de 0,9 % par an. Même en prenant en compte la réduction de la taille des foyers, liée aux décohabitations croissantes (divorces, séparations, etc.), le pouvoir d'achat moyen par tête a progressé depuis 20 ans de 16 %. Ces chiffres restent évidemment une moyenne et certains ménages ont notamment durement ressenti l'augmentation de leurs dépenses contraintes, celles qui sont engagées, quoi qu'il arrive. L'essentiel de cette augmentation des dépenses contraintes, plus fortes qu'ailleurs en Europe, vient des dépenses de logement. Elles sont passées de 50 % des revenus en moyenne en 2001 à 53 % en 2018, ce qui a limité l'augmentation du reste à vivre.

Il n'en reste pas moins que la France a privilégié l'augmentation des revenus des personnes en emploi depuis 20 ans, plutôt que l'emploi total via la réduction du chômage. De ce point de vue, la protection offerte par la monnaie unique, grâce à la forte baisse des taux d'intérêt qu'elle a entraînée, a peut-être encouragé la France, comme d'autres pays du sud de l'Europe, à relâcher ses efforts. Cela se voit dans l'augmentation du coût du travail qui a suivi l'arrivée de l'euro, qui a entraîné une dégradation de la compétitivité de la France en Europe, estime le gouverneur. L'évolution du coût du travail a, en tout cas, été déconnectée de celle observée en Allemagne, qui a inauguré sa politique de rigueur salariale peu après. La tendance s'est inversée en 2013, notamment grâce au tournant de la politique de l'offre engagée par François Hollande avec son crédit d'impôt compétitivité-emploi (CICE) pour les entreprises. « L'euro allège la contrainte extérieure, mais ne dispense pas d'effort de compétitivité », considère François Villeroy de Galhau.

Un débat européen « stérile »

Mais les efforts nationaux à entreprendre en la matière, qui passent par la poursuite des réformes, ne suffiront pas, prévient-il, dans un message visiblement également adressé aux pays du nord de l'Europe. Comme le répète la BCE depuis des années, les pays en excédents comme l'Allemagne ou les Pays-Bas devraient utiliser ces marges de manœuvre pour soutenir leur économie et la croissance européenne tout entière. La Banque de France plaide ainsi pour une meilleure coordination des politiques budgétaires en zone euro alors que la France, elle, doit veiller à faire baisser sa dette et à stabiliser ses dépenses publiques, lesquelles ne devraient pas progresser plus vite que les prix. « Une clé de lecture du débat européen, qui est très stérile depuis presque 20 ans, c'est le ou : les uns disent tout se joue sur les réformes nationales, les autres disent tout se joue sur le renforcement de la coopération européenne ou la relance budgétaire. Nous avons besoin des deux. »

Selon le gouverneur, il faut aussi consolider d'urgence l'architecture de la monnaie unique, tant que l'économie européenne n'est pas en crise. Cela passe par l'achèvement d'un « marché unique bancaire ». Les États devraient pouvoir gérer une faillite bancaire d'ampleur sans que celle-ci mette en péril l'ensemble du système financier européen. Pour y parvenir, il faut finaliser un filet de sécurité public, qui permettra, le cas échéant, de faire face à un besoin d'argent pour empêcher une faillite d'avoir un effet domino sur d'autres établissements.

Une union financière incomplète

Pour contourner les réticences allemandes, et des pays du Nord en général, à accepter un budget de la zone euro dont rêve Emmanuel Macron et son ministre des Finances, Bruno Le Maire, pour jouer un rôle de stabilisation en cas de crise économique, François Villeroy de Galhau propose de mettre davantage l'accent sur le rôle de l'épargne privée. La zone euro dispose en effet d'une immense réserve de 340 milliards d'euros, environ 3 % du PIB de la zone euro, une manne actuellement investie à l'extérieur de la zone. Cet argent pourrait être mobilisé pour financer le développement d'entreprises de taille moyenne, mais aussi la transition énergétique ou la digitalisation de l'économie.

Cela passe par l'achèvement de l'union bancaire, qui doit permettre aux banques disposant de l'excès d'épargne de prêter aux entreprises qui ont de gros besoins, notamment dans les pays du Sud. Il faudrait aussi achever l'Union des marchés des capitaux. « L'épargne n'a pas forcément la forme nécessaire aux besoins d'investissement, elle n'est pas nécessairement dans les mêmes pays, sur la même durée et avec la même forme de prise de risque » que les besoins, décrypte le gouverneur. Ces chantiers, très techniques, mais considérés comme essentiels, ont l'avantage de faire l'objet d'un relatif consensus politique parmi les dirigeants européens.

Le risque de la « complaisance »

Le gouverneur en appelle notamment à des fusions transfrontalières entre banques pour mieux répartir l'argent dont dispose la zone euro. « Les cinq premières banques américaines ont plus de 40 % de part de marché, les cinq premières de la zone euro ont moins de 20 % », souligne-t-il. Non seulement cela permettrait une meilleure utilisation de l'épargne européenne, mais en plus cela permettrait aux banques de faire des économies d'échelle pour affronter la révolution digitale. Cette vision est contestée, notamment par des ONG, qui considèrent qu'augmenter la taille des banques fait peser un risque pour l'ensemble du système financier européen. En devenant encore plus grosses, elles empêcheraient les gouvernements de les laisser faire faillite (« too big to fail ») pour cause de mauvaise gestion.

Aux yeux du gouverneur de la Banque de France, toutes ces briques sont d'autant plus nécessaires si les gouvernements veulent renforcer la crédibilité internationale de l'euro, et en faire, à terme, une monnaie de réserve internationale au même rang que le dollar. Pour l'heure, la monnaie unique s'est seulement imposée dans les échanges, puisque 34 % des transactions se font en euros contre 40 % en dollars. Faire de l'euro une véritable monnaie de réserve permettrait notamment de renforcer la protection européenne contre les risques de change ou de contentieux judiciaire extraterritorial. Mais aller au bout de cette logique nécessite, de l'aveu même de la Banque de France, de créer un « actif sûr » en euros, autrement dit de créer une dette commune à émettre sur les marchés. Autant dire que ce n'est pas pour demain, vu les réticences allemandes à envisager une telle mutualisation…

S'il considère la monnaie unique comme un « succès », le gouverneur de la Banque de France met néanmoins en garde contre toute « complaisance » des dirigeants européens. « Monnaie sans État, l'euro reste une construction spécifique. » Ne pas le faire évoluer serait « dangereux », prévient-il, dans un euphémisme d'une prudence digne d'un banquier central.

Publié le 02/04/19 à 19h06 | Source lepoint.fr