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Au cœur des manifestations, ces reporters qui se posent en « vigie »

mardi 28 mars 2023 - 13:00

Au cœur des manifestations, ces reporters qui se posent en « vigie »

Aude Dassonville

 

Dans les cortèges, journalistes ou simples citoyens filment au plus près les manifestations et documentent les exactions policières.

 

A chaque image de poubelle en feu, de charge policière ou de tir de mortiers d’artifice, ils sont une nuée, téléphone à la main, à saisir l’image en même temps. Apparus sur le trajet des manifestations avec, le plus souvent, la volonté d’apporter un récit des événements différent de celui des chaînes d’information, ces « reporters journalistes ou reporters citoyens sont de plus en plus nombreux », constate Rémy Buisine, 32 ans, présent sur le bitume depuis les attentats du 13 novembre 2015, aujourd’hui attaché au média en ligne Brut. Son direct lors de la journée de mobilisation du 23 mars contre la réforme des retraites, qui a duré dix heures et demie, a totalisé 5 millions de vues.

 

La lutte contre la loi « travail » en 2016, le mouvement des « gilets jaunes » en 2018-2019, la contestation contre la loi « sécurité globale » en 2020 ont été l’occasion, pour une petite dizaine de reporters nés au cœur de la contestation sociale, de devenir des références sur le terrain. Mais au-delà de ce « noyau » de fidèles, « des nouveaux se lancent, restent un temps, s’en vont, et sont remplacés par d’autres », décrit à son tour Clément Lanot, 25 ans, créateur de l’agence de presse CLPress.

 

« Je trouve qu’ils se débrouillent mieux que nous. C’est une génération très réseaux sociaux, présente sur toutes les plates-formes », assure le reporter indépendant Jules Ravel, présent notamment sur Twitter. La quête personnelle de notoriété n’est pas le cas général, mais « c’est parfois à celui qui aura les flammes les plus hautes, l’image la plus impressionnante », admet une vidéaste qui requiert l’anonymat.

 

« Peut-être que ma photo sera la seule à avoir du poids »

 

Hors de question, pour tous ces reporters, de jeter l’opprobre sur un seul de leurs collègues, nouveaux ou anciens, amateurs ou professionnels : en manifestation, la solidarité est de mise. Quant au but poursuivi, il est le même pour tous : documenter ce qui se passe au cœur des cortèges. « Peut-être que je serai au bon endroit au bon moment, et que ma photo sera la seule à avoir du poids » quand il s’agira d’apporter un témoignage déterminant, se dit ainsi Louis (certains intervenants n’ont pas souhaité donner leur nom), la quarantaine, régisseur dans un musée en Pays de Loire et photographe en manifestation depuis 2014.

 

Photographier, filmer, poster est devenu un réflexe chez « M. et Mme Tout-le-Monde » – ainsi que chez les lycéens et étudiants, plus mobilisés depuis le recours au 49.3. Et le téléphone, selon Yasin Blotas, 28 ans, créateur du compte Civicio, est « une arme de protection, un garde-fou lors de certaines interventions musclées de la police ». Ce qui ne les empêche malheureusement pas encore.

 

A la fin de la semaine du 20 mars, Reporters sans frontières (RSF) s’alarmait ainsi de cinq cas de reporters inquiétés ou empêchés de faire leur travail par les forces de l’ordre malgré « l’obligation des forces de sécurité de protéger les journalistes et leurs droits pendant les événements publics ». « Après une rédaction et une mise en œuvre qui nous paraissaient satisfaisantes, explique Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF, le nouveau schéma national du maintien de l’ordre [SNMO, un texte qui encadre la liberté de travailler des journalistes lors des manifestations], arrêté fin 2021, n’est pas respecté. »

 

Plusieurs des reporters interrogés ont tout de même remarqué avec satisfaction quelques changements depuis l’adoption de ce texte. « On a plus de facilités à sortir des nasses », pourtant interdites par le SNMO, constate ainsi Anna, 23 ans, étudiante en cinéma devenue photographe. Le matériel de protection, comme les lunettes de piscine ou les masques, n’est plus confisqué. « Ceux qui sont sur le terrain depuis quatre ou cinq ans remarquent effectivement une amélioration, commente David Dufresne, fondateur du média en ligne Auposte.fr. Mais, pour moi qui suis les mouvements sociaux depuis dix à quinze ans, je constate un piétinement de nos droits. »

 

« Retour des pratiques interdites »

 

Son hashtag Allô place Beauvau ?, qui centralisait la collecte des images de violences policières prises par les reporters de rue pendant la crise des « gilets jaunes », a eu un rôle déterminant dans la médiatisation de ces exactions. A ses yeux, « le fait majeur » de ces dernières semaines réside justement dans le fait que « cette fois, les médias mainstream ont embrayé tout de suite » lorsque des exactions, notamment celles de policiers issus des BRAV-M (brigade de répression de l’action violente motocycliste), ont été révélées. « [Le ministre de l’intérieur] Gérald Darmanin a été obligé de parler de la fatigue des policiers, ce qui est déjà un aveu », ajoute-t-il.

 

Que se passerait-il sans la pression des multiples images amateurs ou indépendantes qui circulent sur les réseaux sociaux ? Lundi 27 mars, en fin de journée, un communiqué de la Société des journalistes de France Télévisions condamnait le fait que « dans [leurs] éditions, ce [soient] les casseurs qui [fassent] la “une” », alors que « les violences policières et le retour des pratiques interdites : nasse, tabassage à l’aveugle, charges et propos inappropriés de la part des forces de l’ordre, des dérives pourtant dénoncées par la LDH [Ligue des droits de l’homme] et même le Conseil de l’Europe » ne sont pas évoquées.

 

Dans la soirée du jeudi 23 mars, pourtant, le pigiste Paul Boyer finissait avec un traumatisme crânien et une main fracturée après avoir été agressé par un policier de la BRAV-M. Et ce n’est qu’au bout de vingt-huit heures que Clément Baudet, qui collabore au Monde et à Radio France notamment, a vu sa garde à vue, prononcée alors qu’il revenait de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), enfin levée lundi soir.