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courrierinternational.com avec Leslie HookJohn Reed

 

Recyclage des déchets : les causes d’une crise mondiale

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La Chine ne veut plus être la poubelle du monde. Depuis qu’elle a interdit, il y a un an, l’importation de nombreux déchets, c’est l’Asie du Sud-Est qui absorbe les rebuts des pays développés. Dans des conditions environnementales et sanitaires désastreuses.

Tandis qu’il examine une montagne de déchets de la hauteur d’un immeuble de trois étages, Robert Reed repère un petit sac en plastique blanc. Il l’en extrait et le brandit : “Voilà, ça, c’est un plastique qui pose problème. Ceux-là, ils se coincent dans les machines, et il n’y a pas de marché pour eux.” D’un geste, il le laisse retomber mollement sur le tas.

Nous nous trouvons dans la plus grande usine de recyclage de San Francisco, qui réceptionne les ordures ménagères, les trie et crée des balles de matières propres en bout de chaîne. Des tessons de verre crissent sous les pas de Robert Reed, vingt ans d’expérience au compteur dans le déchet. Il explique avec fierté que cette usine – propriété de Recology, la société privée qui gère les déchets [de la ville] – est la plus perfectionnée du genre sur la côte ouest des États-Unis, associant l’usage de lasers, d’aimants et de jets d’air pour traiter 750 tonnes de résidus par jour.

Avec le commerce en ligne, les emballages se multiplient

“Vous voyez tous ce carton ?” dit-il en désignant une boîte siglée Amazon. “On en a de plus en plus, de ceux-là, à cause des achats en ligne.” Certains des matériaux triés ici sont valorisables, comme les canettes en aluminium, le carton et l’acier. Mais d’autres ne le sont pas, comme les couvercles des gobelets à café ou les barquettes alimentaires en plastique noir. À la sortie du centre de tri, les balles de plastique s’amoncellent. Elles seront vendues à des transformateurs, la plupart du temps asiatiques. En 2017, la Chine était de loin le plus gros client.

Plus de 270 millions de tonnes de déchets sont recyclées chaque année dans le monde, selon la Banque mondiale – l’équivalent du poids de 740 Empire State Building. Depuis l’arrivée du tri sélectif dans les années 1980, on nous vend le recyclage comme la solution écologique à la production croissante de déchets par l’humanité. C’est aussi devenu un business de 175 milliards d’euros à l’échelle mondiale, estime le Bureau international du recyclage [une organisation professionnelle].

Des entreprises et des négociants se sont spécialisés dans l’achat de ces résidus et leur transformation en nouveaux produits, un processus de valorisation qui peut se révéler très juteux. Au cœur du système, on trouve un commerce international prospère. Seulement voilà, cette année [en 2018], tout a basculé.

Le 31 décembre 2017, la Chine, qui était jusqu’alors l’épicentre du recyclage international, a subitement fermé ses portes aux importations de matériaux recyclables, au motif que la plupart étaient “sales” ou “dangereux” et représentaient donc une menace pour l’environnement. Le cours des plastiques usagés s’est effondré, comme celui du papier de qualité inférieure. Du jour au lendemain, ce commerce lucratif s’est enfoncé dans la crise.

Baptisée “Épée nationale”, la nouvelle politique chinoise est si draconienne que, lors de son annonce, la plupart des gens du métier se sont dit qu’elle ne serait jamais appliquée. La Chine et Hong Kong, qui achetaient encore 60 % des déchets plastiques exportés par les pays du G7 au premier semestre 2017, n’en acceptaient plus que 10 % un an plus tard. Robert Reed se souvient : 

Ça a été une sorte de cataclysme. La Chine était le plus gros consommateur du globe pour le papier et le plastique.”

En se servant des données accessibles au public, le Financial Times a suivi la trace des exportations de plastiques et de papiers usagés en provenance des pays du G7 et a découvert une explosion des exportations vers l’Asie du Sud-Est dans le sillage de l’interdiction chinoise. Plus d’une trentaine de dirigeants du secteur, de décideurs politiques, de négociants en matériaux usagés et de défenseurs de l’environnement des États-Unis, d’Europe et d’Asie ont été interrogés pour les besoins du présent article.

Cette enquête a mis au jour un secteur en plein bouleversement, la raison d’être même du recyclage se voyant remise en question. S’il a pris de l’ampleur à mesure que les consommateurs étaient sensibilisés au coût écologique de la mise en décharge, le secteur du recyclage a longtemps traîné une réputation sulfureuse, comme en témoigne la politique de l’Épée nationale, qui a soudain braqué les projecteurs sur une industrie assaillie d’allégations de trafics, de corruption et de pollution. L’interdiction chinoise a également permis de lever le voile sur tout ce qui se cache derrière le recyclage des ordures ménagères et poussé le secteur à se repenser de fond en comble. De l’avis général, il n’était que temps.

Une crise mondiale du déchet plastique

Ce n’est rien de moins que l’“heure de vérité”, estime Don Slager, le patron de Republic Services, la deuxième entreprise de gestion des déchets des États-Unis. Il estime que son groupe à lui seul va subir un manque à gagner de 150 millions de dollars [132 millions d’euros] de chiffre d’affaires en 2018 à cause de la nouvelle politique chinoise.

Eric Kawabata, responsable de la région Asie-Pacifique chez TerraCycle, une entreprise de recyclage située aux États-Unis, explique que le plan Épée nationale a déclenché une “crise mondiale du déchet plastique”. Le Japon, où il travaille actuellement, en exportait beaucoup vers la Chine avant l’interdiction.

Aujourd’hui, tous ces déchets s’amoncellent au Japon et on ne peut rien en faire : les incinérateurs tournent déjà à plein régime.”

Techniquement, la Chine accepte encore certains types de matériaux usagés, mais elle a placé la barre si haut sur le degré de propreté des matériaux éligibles à l’importation que la plupart des acteurs du secteur y voient une interdiction pure et simple.

Le 1er janvier 2018, la Chine a interdit l’importation de 24 types de déchets solides, dont le carton, les papiers non triés, certains résidus de la production de fer et d’acier, certains textiles comme la laine et le coton, et 8 familles de plastiques (films, PET, PVC…). Le 31 décembre, 32 catégories ont été ajoutées à cette liste : pièces d’automobiles et de navires, rebuts de bois, d’acier inoxydable, de titane… Et au début de 2020, aucun déchet solide ne devrait plus pouvoir entrer dans le pays, à l’exception de ceux contenant des ressources non substituables. Le gouvernement entend ainsi “répondre aux préoccupations croissantes du public et agir en faveur du développement vert”, explique l’agence officielle Xinhua. Parallèlement, les autorités multiplient les opérations coup de poing : toujours selon Xinhua, 718 suspects de 202 réseaux de contrebande ont été arrêtés l’an dernier, et plus de 1,55 million de tonnes de déchets solides illégalement importés ont été saisies.

Aux États-Unis, nombre d’entreprises n’ont eu d’autre choix que d’envoyer à l’enfouissement des matériaux recyclables parce qu’elles n’avaient nulle part où les mettre, une régression douloureuse après les années passées à perfectionner les programmes de recyclage. Les États-Unis ont exporté 30 % de moins de plastiques usagés au premier semestre 2018 que l’année précédente, selon les données recueillies par le Financial Times, l’essentiel des matériaux atterrissant in fine dans les décharges.

“Le recyclage, c’est une vraie religion par ici”, s’enorgueillit Laura Leebrick, de la société Rogue Disposal & Recycling, dans le sud de l’Oregon [nord-ouest des États-Unis].

Pour les habitants de l’Oregon, ça a du sens de recycler, ils ont l’impression d’agir pour la planète – et aujourd’hui, on les laisse tomber.”

Au lendemain de l’interdiction chinoise, la société a décidé de limiter les catégories d’ordures ménagères qu’elle accepte : exit les plastiques (sauf les bouteilles de lait), le verre et les papiers mélangés (comme les publicités et les boîtes de céréales). Depuis que la Chine s’est retirée du marché, le coût de la gestion des programmes de recyclage a été multiplié par trois, soupire Laura Leebrick.

À l’échelle mondiale, près de la moitié du plastique destiné au recyclage part à l’étranger, selon une récente étude de [la revue] Science Advances. Ce pourcentage est encore plus élevé sur la côte ouest des États-Unis – la Californie exporte les deux tiers de ses déchets ménagers recyclables.

Le recyclage a un coût

Beaucoup de villes qui dégageaient jusque-là des bénéfices sur leurs programmes de recyclage se voient aujourd’hui contraintes de payer des transporteurs pour éliminer leurs déchets. Début 2017, une balle de plastiques mélangés de qualité inférieure pouvait se vendre jusqu’à 20 dollars [17 euros] la tonne en Californie. Un an plus tard, son évacuation coûte 10 dollars. Le plan Épée nationale “nous oblige à admettre que le recyclage a un coût”, analyse Zoe Heller, directrice adjointe de CalRecycle, l’agence de recyclage de l’État de Californie. “Ça pousse la Californie, les États-Unis et le reste du monde à repenser en profondeur le concept de recyclage.”

Et nul ne le sait mieux que Steve Wong, dont l’empire représentait naguère près de 7 % des importations chinoises de plastiques usagés et possédait 900 millions de dollars d’actifs. Il est aujourd’hui criblé de dettes, après avoir liquidé ses usines et d’autres biens. Les cernes sous ses yeux témoignent de quelques années difficiles. Installé à Los Angeles, ce citoyen britannique qui a grandi à Hong Kong passe son temps sur les routes.  Il déclare : 

La vie est devenue difficile. J’avais entendu parler de l’interdiction chinoise… mais je n’avais pas imaginé que ça porterait un si rude coup aux recycleurs.”

La carrière de Steve Wong a suivi l’émergence de la Chine en tant que plaque tournante du recyclage. Quand le pays est devenu un géant de l’industrie manufacturière dans les années 1990 et 2000, ses usines ont fait grimper la demande de matières premières, ouvrant un marché aux produits qu’on trouve au bout des chaînes de recyclage, comme les granulés de plastique qui peuvent être transformés en semelles de chaussure ou en milliers d’autres produits du quotidien.

Cette envolée de la demande a coïncidé avec l’essor du recyclage dans le monde occidental. De plus, les bateaux qui, à l’époque, arrivaient remplis de produits “made in China” repartaient souvent à vide, ou presque. Voilà qui permettait de remplir leurs containers de matériaux à recycler.

 Main-d’œuvre bon marché

Les premières entreprises de recyclage chinoises ont fait fortune en tirant profit de ce système. La première femme milliardaire du pays, Zhang Yin, a monté sa société, Nine Dragons Paper, le numéro un chinois du papier et du carton, en important du papier des États-Unis et en créant des papeteries en Chine. La conjugaison d’une demande intérieure, d’une main-d’œuvre bon marché et d’une législation environnementale accommodante a fait de ce pays le candidat idéal pour devenir le centre mondial du recyclage. Avec Hong Kong, il a importé pour 81 milliards de dollars [71 milliards d’euros] de plastiques usagés entre 1988 et 2016, selon Science Advances.

Le ciel s’est obscurci il y a quelques années quand la Chine a décidé de prendre à bras-le-corps le problème de la pollution. L’industrie du recyclage est tombée en disgrâce, à cause de la corruption et de pratiques peu respectueuses de l’environnement, mais aussi parce que les dirigeants chinois ne voulaient pas donner de leur pays l’image d’un dépotoir de la planète. Jim Puckett, directeur du Basel Action Network, une ONG qui lutte contre le commerce des déchets dangereux, observe : 

La Chine a fini par se rendre compte qu’elle avait tout à perdre en acceptant ces matériaux usagés. La pollution de l’air et des nappes phréatiques a un coût économique énorme.”

En 2013, Pékin a mis en place le programme Clôture verte, qui durcissait la réglementation sur le recyclage. Steve Wong explique que c’est à partir de ce moment que son entreprise a commencé à perdre de l’argent. Quand la politique Épée nationale s’est abattue sur le pays, les choses ont encore empiré. “Je connais des gens qui ont mis la clé sous la porte”, dit-il. Certains négociants chinois en matériaux usagés ont même fini derrière les barreaux. “On m’a dit qu’il valait mieux que je ne retourne pas là-bas.”

Steve Wong, qui garde tout de même un pied dans le secteur, se lève en général aux aurores pour passer des coups de téléphone. Le matin de notre rencontre, il a déjà acheté deux containers remplis de réservoirs récupérés sur de vieilles voitures et soixante containers de films plastique servant à couvrir le sol dans les vignobles. “Tous les jours, je conclus quelques transactions”, dit-il, même si elles sont beaucoup plus modestes que par le passé. Il n’en porte pas moins un regard cynique sur le secteur. “Ceux qui restent sont soit pauvres, soit des escrocs.”

La Malaisie est devenue le premier importateur de plastiques usagé

Depuis que la Chine a fermé ses portes au début de l’année [2018], l’essentiel des plastiques usagés a été dérouté vers l’Asie du Sud-Est – où ils ont déclenché une crise environnementale d’un nouveau genre. Sur les 1 700 importateurs agréés de Chine, un tiers au moins se sont délocalisés en Asie du Sud-Est, estime Steve Wong.

En l’espace de quelques mois, la Malaisie est devenue le premier importateur de plastiques usagés, avec un volume qui est désormais le double de celui de la Chine et de Hong Kong. Entre le premier semestre 2017 et le premier semestre 2018, les importations de plastiques usagés ont doublé au Vietnam, et ont bondi de 56 % en Indonésie, selon les informations recueillies par le Financial Times. Le pays qui a connu la plus forte envolée est la Thaïlande, avec une augmentation de 1 370 %.

Dans le port de Laem Chabang, sur la côte orientale de la Thaïlande, un soleil de plomb écrase une autoroute bondée et une ligne de fret ferroviaire. C’est le port le plus important du royaume et la vitrine d’une économie tournée vers l’export. Mais cette année, c’est pour une autre raison qu’il a fait parler de lui : c’est par là qu’arrivent des importations désormais records de plastiques, de déchets électroniques et autres rebuts en provenance des quatre coins du monde. En mai dernier, la police a fait une descente au terminal C3, où elle a perquisitionné sept containers remplis de déchets électroniques – potentiellement dangereux s’ils ne sont pas éliminés dans les conditions ad hoc –, déclarés frauduleusement à la douane comme contenant du plastique.

Le département des Activités industrielles, qui supervise la gestion des déchets, a assuré au Financial Times que les importations de plastique seront interdites d’ici deux ans. L’essentiel du plastique qui arrive actuellement enfreint les règles fixées par le ministère [de l’Industrie], révèle Banjong Sukreeta, directeur adjoint du département. “Nous avons découvert que les importateurs ne faisaient pas venir des plastiques usagés dans le seul but de les traiter eux-mêmes, mais aussi pour les revendre à d’autres usines de transformation, dit-il. C’est interdit.”

La descente de police de Laem Chabang a révélé que certains importateurs falsifiaient les déclarations en douane, se servant de containers transportant officiellement des déchets plastique pour faire passer des déchets électroniques. “Sur l’ensemble des cargaisons contrôlées, 95 % enfreignaient les règles”, poursuit Banjong Sukreeta.

Entre-temps, des centaines d’usines de transformation de matériaux usagés ont fleuri autour du port, avec à la clé de nombreuses plaintes de riverains, ulcérés par la pollution induite. Présidente de l’association Ecological Alert and Recovery Thailand, Penchom Saetang s’intéresse de près à ces usines – dont toutes ne sont pas dans les clous. Elle a recensé plus de 1 300 entreprises dans le secteur du recyclage, de la mise en décharge ou du traitement des déchets électroniques dans les huit provinces qui entourent le port.

Le recyclage, c’est un bon concept, les objectifs sont bons. Mais, si ça marche aussi bien, pourquoi les États-Unis, l’Europe, la Corée et le Japon doivent-ils exporter vers d’autres pays ? Pouvez-vous me le dire ?”  

C’est une question que les gens sont de plus en plus nombreux à se poser, à l’heure où les gouvernements de la région tentent de définir des stratégies adaptées. Quand les balles de plastique ont envahi les ports du Vietnam au printemps, le pays a fait savoir qu’il ne deviendrait pas la poubelle de la planète et a cessé d’accorder des licences d’importation de papier, de plastique, de métal et d’autres déchets.

En Malaisie aussi, les usines clandestines se sont multipliées pour traiter le plastique dont la Chine ne veut plus. [Début octobre], la ministre [de l’Environnement] Yeo Bee Yin a annoncé que le gouvernement allait geler les importations de déchets plastiques.

Bon nombre des usines qui ont fleuri incarnent ce que le secteur fait de pire. “Dans le métier, on les appelle les ‘cow-boys’, glisse le Français Max Craipeau, négociant en plastiques à Hong Kong.

Ils font des affaires de manière déplorable. La plupart de ces types sont en faillite à l’heure qu’il est en Asie du Sud-Est, parce que l’État les a obligés à baisser le rideau.”

Les “cow-boys” font généralement l’impasse sur le traitement des eaux usées. Le recyclage du plastique nécessite de laver les matières, une opération qui génère des effluents qui charrient des polluants. Par ailleurs, le fait de porter le plastique à haute température pour produire des granulés libère des produits chimiques dans l’atmosphère.

En Thaïlande, ces usines ont fait scandale. En début d’année, des descentes de police ont été diffusées en direct à la télévision, entraînant l’ouverture d’un débat sur le plastique et la prolifération des déchets électroniques – pièces d’ordinateur, claviers, téléphones, etc. 

Fumées toxiques

Au milieu des champs de manioc, dans le village de Thathan, sur la côte est du pays, des bâches bleues peinent à dissimuler les montagnes de déchets électroniques laissés à l’air libre. Des riverains disent que les premiers camions sont arrivés peu de temps après le nouvel an [en 2018] – à raison de 10 ou 20 par nuit. En avril, les patrons chinois et thaïlandais de He Jia Enterprise ont commencé à brûler les déchets pour en extraire le cuivre, noyant les cultures dans des fumées toxiques qui ont provoqué des malaises parmi les villageois.

“C’est le genre d’odeur qui vous reste dans le nez et qui vous agresse les muqueuses, raconte Panpuch Srithat, une habitante qui tient un petit commerce, tandis qu’un énorme semi-remorque chargé de câbles traverse le village.

Ils apportent les déchets dont personne ne veut. Ils se remplissent les poches, et qui est le perdant dans cette histoire ? C’est le pays qui est perdant.”

Les déchets électroniques contiennent tout un éventail de substances nocives, dont des métaux lourds, comme le plomb. Les raisons qui expliquent qu’ils atterrissent dans les pays les moins équipés pour les traiter sont les mêmes que celles qui ont permis à cette marée de plastiques dont personne ne veut de déferler sur l’Asie du Sud-Est ces derniers mois.

Les défenseurs de l’environnement comme Jim Puckett, le directeur de Basel Action Network, y voient une faille dans l’organisation du commerce mondial : 

Si on en est là, c’est à cause des règles du libre-échange qui vous permettent de charger des marchandises sur un bateau et de les amener dans des pays où les contrôles sont moins contraignants.”

Quant aux patrons du site de He Jia, ils disent qu’ils n’ont rien fait de mal. L’usine a changé de mains en avril, dans le sillage du tollé. Son nouveau directeur général, Winaaithorn Rakkbuathong, assure que le site respecte les législations environnementales et commerciales. Il dément que l’usine ait rejetté des effluents dans le sol – une accusation portée par les villageois – et assure que tous ses employés portent des équipements de protection, en particulier lunettes, masques et gants. “Vous avez déjà entendu parler du traité de Bâle ? s’enquiert-il en souriant. La convention de Bâle dispose que vous pouvez exporter et importer des déchets en vue de leur élimination.”

En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai. La convention de Bâle [sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination], qui a vu le jour en 1989 [et est entrée en vigueur en 1992], dit que les déchets électroniques ne peuvent être exportés vers des pays en développement qu’avec leur consentement. Et elle ne réglemente pas le commerce du plastique. “Les gens expédient des marchandises à droite à gauche sans vérifier si de tels volumes peuvent être recyclés, déplore Surendra Borad Patawari, directrice de Gemini Corporation, une entreprise belge d’import-export de plastique et d’acier.

On devrait avoir l’obligation de vérifier que [les importateurs] disposent bien des centres de recyclage ad hoc.”

De nouvelles réglementations sont dans les cartons : voilà quelques mois, la Norvège a proposé d’ajouter certains types de déchets plastique à la liste des matériaux réglementés par la convention. Si la proposition était adoptée, l’exportation de ces produits nécessiterait le consentement préalable des pays destinataires.

Selon Ola Elvestuen, le ministre norvégien [du Climat et] de l’Environnement, la convention de Bâle devrait servir “à mieux encadrer les échanges de déchets problématiques” à travers le globe. “Des volumes considérables de [déchets plastique] sont échangés et beaucoup d’entre eux sont mélangés – ce sont des déchets contaminés qui sont difficiles, voire impossibles à recycler, et qu’il faut mieux gérer”, dit-il.

La proposition norvégienne a d’ores et déjà trouvé le soutien d’une vingtaine de pays, bien que l’Union européenne y soit opposée – comme un bon nombre de négociants en matériaux usagés.

Certains redoutent une guerre commerciale des déchets, à l’heure où les pays ferment leurs portes aux matériaux usagés les uns après les autres. “On assiste actuellement à un regain de nationalisme et ces interdictions en découlent”, analyse Tom Szaky, directeur général de TerraCycle, au sujet des mesures prises en Asie du Sud-Est.

Les répercussions de la fermeture des frontières chinoises commencent tout juste à se faire sentir. L’une d’elles est une vague d’investissements dans des usines de transformation dans les pays développés. “À terme, les retombées seront positives, parce que nous allons être obligés de miser davantage sur nos propres capacités de recyclage”, analyse Karmenu Vella, commissaire européen à l’Environnement, qui estime qu’il faudra 250 centres de tri et 300 usines de recyclage supplémentaires à l’horizon 2025. Chez les fabricants de machines spécialisées, les ventes explosent et les retards de livraison s’accumulent.

On observe le même phénomène aux États-Unis – où beaucoup d’investisseurs sont chinois. Incapables de répondre à la demande de pâte à papier ou de granulés de plastique chez elles, les plus grandes entreprises chinoises de recyclage achètent des papeteries ou des usines aux États-Unis. Nine Dragons vient ainsi d’annoncer le rachat de deux papeteries aux États-Unis et prévoit d’y investir 300 millions de dollars.

Des déchets plus propres

Les nouvelles règles édictées par la Chine obligent également les négociants et les producteurs américains de matières usagées à s’acquitter eux-mêmes d’une plus grande part du “sale boulot” pour répondre aux normes draconiennes fixées par Pékin. George Adams, directeur général de SA Recycling, l’un des principaux négociants de ferraille aux États-Unis, explique ainsi qu’il vient de se doter d’une nouvelle ligne permettant de laver les résidus d’aluminium avant de les faire partir en Chine. “Vous pouvez manger sur mon aluminium, pour vous dire à quel point il est propre”, se flatte-t-il.

Ailleurs aussi, on s’adapte : l’usine Recology de San Francisco vient de consacrer 3 millions de dollars à l’installation d’un nouveau capteur optique qui permettra de limiter les impuretés dans ses balles.

Et si beaucoup ​de négociants ont fait faillite, quelques-uns ont tiré leur épingle du jeu, comme Max Craipeau, le français installé à Hong Kong, qui s’est reconverti dans la vente à la Chine de granulés de plastique – lesquels échappent à l’interdiction sur les déchets. Il observe : 

Du jour au lendemain, la Chine est passée du statut de premier recycleur de plastiques au monde à celui de premier importateur de granulés de plastique.” 

Si la demande de ces granulés explose, c’est parce que l’industrie manufacturière en a toujours besoin. Max Craipeau travaille actuellement avec une usine de recyclage en Indonésie et prévoit d’en ouvrir en Pologne et aux États-Unis.

La plupart des dispositifs de recyclage des ordures ménagères ont réussi à se maintenir, au prix parfois de certains ajustements. “L’interdiction chinoise m’a donné quelques aigreurs d’estomac en 2018, reconnaît Don Slager, le directeur général de Republic Services, mais, d’un autre côté, je suis vraiment soulagé, parce que ça nous donne une raison de nous secouer et de combler les failles du secteur.” Une des priorités est d’empêcher les gens de jeter des déchets souillés dans les conteneurs de tri, dit-il.

Changer de système

Pour Roland Geyer, coauteur d’une étude [publiée en juillet 2017 dans la revue Science Advances] consacrée à la production, l’utilisation et la destination finale des plastiques, la nouvelle politique chinoise a été un électrochoc. “À mes yeux, le recyclage du plastique n’a pas vraiment porté ses fruits”, déclare le chercheur [en écologie industrielle à l’université de Californie à Santa Barbara]. Même avant l’interdiction, seuls 10 % du plastique produit aux États-Unis étaient recyclés. D’après lui, “le simple fait de recycler un peu plus ne changera pas grand-chose”.

Pendant des années, les décideurs politiques se sont focalisés sur la collecte des matériaux recyclables et sur l’augmentation du “taux de détournement” – c’est-à-dire le pourcentage d’ordures ménagères qui échappent à l’enfouissement ou à l’incinérateur. Mais de plus en plus de spécialistes jugent que c’était une erreur.

“On n’a pas été bons sur le recyclage. En quarante ans d’expérience, on n’a pas été capables de faire fonctionner le système”, fait remarquer Ellen MacArthur, la navigatrice [britannique] qui a créé la Fondation Ellen MacArthur, dont les activités sont axées notamment sur la réduction des déchets plastique. “Ce qu’il faut, c’est un changement systémique”, tranche-t-elle. Le nœud du problème, c’est le modèle de consommation linéaire auquel on s’est habitué dans le monde entier : on extrait des ressources dans le milieu naturel, on les consomme et on les jette.

Zéro déchet

Pour elle, la solution réside dans l’économie circulaire, qui consiste à réutiliser une ressource [l’usage remplace la consommation]. Ses yeux se mettent à briller quand elle détaille ce nouveau modèle. Les emballages plastique à usage unique qui submergent les rayons des supermarchés pourraient être réinventés : un cinquième des emballages pourraient être réutilisables, comme une bouteille que l’on reremplit. Et la moitié des emballages pourraient être conçus de manière à être recyclables.

D’autres défenseurs de l’environnement plaident pour des mesures plus radicales. Dans les locaux de Recology, à San Francisco, Robert Reed confie, au terme de notre visite, que vingt ans d’expérience dans le secteur ont fait de lui un adepte du “zéro déchet”. “Je n’achète plus rien de tout ça”, dit-il en désignant une balle composée d’emballages de sandwichs. Au lieu de quoi, il s’approvisionne en vrac, se rend avec ses propres bouteilles et ses propres sacs dans des boutiques qui vendent les aliments et les produits ménagers au poids.

Ce mode de vie compte de nombreux adeptes de longue date en Californie et commence à faire tache d’huile en Europe, le nombre de boutiques de vrac explosant en France et en Italie depuis l’année dernière. “Un des grands enseignements qu’on a tirés du zéro déchet, c’est que beaucoup de solutions se trouvent dans le passé, observe Robert Reed.

Demandez-vous à quoi ressemblait le monde à l’époque de vos grands-parents. Ils n’avaient pas de gobelets à usage unique pour le café, ils n’avaient pas de bouteilles d’eau [en plastique]. Et ils n’en sont pas morts… En fait, ils ont même eu des vies très heureuses.”