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La photographe Françoise Huguier inspire Visa pour l’image

A 80 ans, dont soixante en mouvement, elle a écumé la planète, se passionnant pour l’histoire des inconnus qu’elle a croisés. Son travail est exposé à Perpignan, jusqu’au 11 septembre.

 

Ses collègues et amis photographes disent qu’elle a des « yeux de scanneuse ». « Dans la rue, sur la plage, n’importe où, il y a toujours quelque chose qui attire mon regard, reconnaît-elle. Je passe, je reviens, je m’arrête, je fais les cadrages dans ma tête, j’enregistre tout et je ne fais la photo qu’après. »

A 80 ans, dont soixante en mouvement permanent, Françoise Huguier a écumé la planète, du Mali à l’Indonésie, du Grand Paris à la Sibérie, sans jamais perdre cet art de s’arrêter sur le détail que nul ne regarde, de capter la grâce sous la crasse. Échappant à toutes les cases, elle a mis la même passion à couvrir les défilés de mode pour Libération qu’à créer les désormais incontournables Rencontres de Bamako consacrées à la photographie.

 

La beauté d’un carreau fêlé, l’inquiétude d’un regard, et ce téléphone qui décidément ne sonne pas : elle a ses petits trucs pour saisir l’intime chez les inconnus qu’elle croise. « Quand j’arrive chez des gens, je ne photographie pas tout de suite. Je m’assieds, je prends un café, je vais aux toilettes. Et, là, je découvre un détail, du papier peint, la photo d’un petit garçon. C’est autour de ça que s’engage la conversation, raconte-t-elle depuis sa villégiature de Bretagne. Je passe du temps avec les gens : plus que l’image, c’est leur histoire qui m’intéresse. »

La méthode lui a permis de pénétrer les chambres secrètes des femmes du Mali, l’intimité de familles franciliennes dans le cadre d’une commande pour le Grand Paris ou de capter la poésie des appartements communautaires de Saint-Pétersbourg. « Être une femme m’a aussi beaucoup servi pour approcher les gens dans leur intimité. Et pas seulement celle des femmes : j’ai même une photo d’homme sous sa douche ! »

 

Inspirée par le cinéma

 

« Curieuse, têtue et impolie », ainsi se définit-elle avec humour, « et croyez-moi, c’est très utile dans ce métier ». Jamais, sans ces trois atouts, elle n’aurait pu imposer son regard dans un monde quasi exclusivement masculin lorsqu’elle a commencé, dans les années 1960. Il arrivait qu’un rédacteur en chef s’inquiète de sa capacité à couvrir un sujet jugé « trop dur » pour une femme.

« Je lui rétorquais alors que rien n’était trop dur, après ce que j’avais vécu quand j’avais 8 ans », se souvient-elle. Allusion aux huit mois qu’elle a passés en détention en Indochine, après avoir été enlevée par des combattants du Vietminh dans la plantation d’hévéas que dirigeait son père, un épisode qu’elle a raconté dans son ouvrage J’avais huit ans (éditions Actes Sud). « Et puis j’ajoutais : “Tu sais, c’est pas bien compliqué, il suffit d’appuyer sur un bouton !” »

Un autre de ses secrets de fabrication ? Son amour du cinéma. À chaque voyage, elle convoque le souvenir de films aimés. Le bleu poudreux des appartements de Saint-Pétersbourg doit beaucoup aux films d’Andreï Tarkovski. Pour son reportage à Calcutta, elle part sur les traces de Satyajit Ray dans un palais au bord du Gange. Au Japon, c’est à Yasujirō Ozu qu’elle songe, « avec sa manière de filmer très bas ».

Quand elle s’envole pour Durban, en Afrique du Sud, « étudier la lumière qui va disparaître », elle demande conseil à Claire Denis, dont elle a été photographe de plateau. C’est la seule leçon, assure-t-elle, qu’elle donne aux étudiants qu’elle rencontre : « Inspirez-vous ! Et n’ayez pas peur de vous remettre en question. »

Cette grande dame a ainsi attendu ses 80 printemps pour tomber amoureuse de ses photos : « Lors de la visite d’une usine de tunneliers en Allemagne, j’ai rencontré des ouvriers turcs, français, allemands, des soudeurs, tatoués, au milieu d’énormes machines, j’ai adoré. C’est la première fois que je regarde mes planches-contacts sans me dire que tout est raté. »

Elle prend pour exemple l’une de ses photos les plus connues, ce pêcheur de Tombouctou saisi au vol sur fond de désert. « Cette photo est un miracle d’une seconde, mais je ne l’avais même pas remarquée au milieu de ma planche-contact : c’est Christian Caujolle [directeur artistique et fondateur de l’agence VU] qui a su la sortir du lot. Toute ma vie j’ai pensé, comme Cartier-Bresson, que la meilleure photo, c’est celle que nous n’avons pas faite et qui est restée dans nos têtes. »

Par Emmanuelle Lequeux