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A n’ouvrir qu’en cas d’apocalypse

M le magazine du MondeLe 15 novembre 2017 à 08h20 Mis à jour le 16 novembre 2017 à 06h15

« M » prend la mesure du temps et s’intéresse aux façons de le remonter, de le vivre, de le maîtriser… Ou d’en faire gagner aux survivants d’un cataclysme en leur offrant un manuel pour recréer la civilisation.

TIM LAHAN POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Que ferions-nous si nous étions les survivants d’un cataclysme ayant anéanti presque toute une civilisation ? Première piste, se rendre dans un temple en ruine de la culture : une librairie. Mais une cruelle désillusion nous attend, prévient l’astrobiologiste Lewis Dartnell : « A quoi une civilisation renaissante parviendrait-elle en essayant de se reconstruire à partir de la sagesse contenue dans les guides pratiques sur la gestion d’entreprise, les régimes minceur ou le langage corporel du sexe opposé ? Représentez-vous l’absurdité de ce cauchemar : un groupe de survivants découvrant quelques livres jaunis et qui, persuadés d’avoir mis la main sur un savoir scientifique de leurs ancêtres, se décideraient à recourir à l’homéopathie pour maîtriser une épidémie, ou à l’astrologie pour orchestrer leurs récoltes. L’essentiel de notre sagesse collective n’est pas accessible aux survivants. » Il y a urgence à compiler les savoirs les plus essentiels et à offrir aux générations futures une sauvegarde de notre culture.

 

 

Un livre d’un grand secours

Dès 1988, dans un article publié dans la revue Science, James Lovelock imaginait le Book for All Seasons. Le scientifique, qui a le premier avancé la controversée hypothèse Gaia, partait de cette réflexion : « En tant qu’individus, nous sommes incroyablement ignorants et incapables. Il n’y a peu de preuves que notre intelligence personnelle se soit accrue au cours des 5 000 dernières années. Le progrès des connaissances et la compréhension du monde qui nous entoure sont plus une propriété de la civilisation que des individus. [Or] à la différence des insectes sociaux qui trouvent les informations nécessaires à la survie de leur espèce, dans leurs gènes, les humains ne disposent d’aucune copie de secours sur laquelle s’appuyer si leur civilisation s’effondre. Ils devraient tout recommencer du début. »

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Pour aider les générations futures à se tirer d’un tel mauvais pas et repartir du bon pied, Lovelock rêve donc d’un ouvrage qui serait « l’équivalent scientifique de la Bible », récapitulant les principes de base de la médecine, le fonctionnement de la vie dans l’univers. Il n’a toutefois jamais pris le temps de rédiger ce vade-mecumauquel nos descendants pourraient se référer pour court-circuiter l’histoire et accélérer la reconstitution d’une civilisation.

LA LONG NOW FOUNDATION S’EST DONNÉE POUR MISSION DE PENSER LE TEMPS LONG, EN CONTREPOINT À LA TYRANNIE DU PRÉSENT.

Lewis Dartnell s’est finalement attelé à la tâche. Le résultat prend la forme d’un simple livre. A ouvrir en cas d’apocalypse. Petite encyclopédie du savoir minimal pour reconstruire le monde n’a rien d’un exposé abstrait des grandes théories scientifiques. Il s’agit plutôt du mode d’emploi des technologies les plus indispensables. Rien à voir non plus avec les viatiques survivalistes, qui se bornent à présenter la meilleure façon de semer un ours trop affectueux ou à ne pas succomber dans d’atroces douleurs à l’ingurgitation d’une plante toxique qui ressemble vraiment, c’est trop bête, à sa cousine comestible.

Non, Dartnell, nous apprend à recréer des instruments de mesure (difficile d’aller bien loin quand on ne peut pas se situer dans le temps et dans l’espace), à ne pas laisser pourrir sur pied les récoltes, à tisser, à travailler l’argile, à fabriquer des explosifs pour pouvoir extraire les minéraux utiles… On y trouve aussi une sorte de kit du petit chimiste indispensable pour espérer transformer les matières premières en produits utiles. En somme, pour comprendre, et faire, tout ce qui apparaît aujourd’hui comme par magie sur les étals des supermarchés.

La tactique du tic-tac

Au début de la rédaction de son livre, Lewis Dartnell a pris contact avec la Long Now Foundation (LNF), qui planchait sur un projet assez similaire. Cette institution s’étant donné pour mission de penser le temps long, en contrepoint à la tyrannie du présent, il était logique qu’elle décide de mettre à l’abri notre héritage technologique et culturel.

Inspiré par Lovelock, Steward Brand, le fondateur de la LNF, évoque l’idée d’un manuel pour recréer la civilisation dès 2000 dans The Clock Of The Long Now : Time and Responsibility – un ouvrage dans lequel il expose le principe d’une horloge sonnant… tous les millénaires.

Puis, en 2011, son acolyte Kevin Kelly défend l’idée d’une « Bibliothèque de l’utilité ». Sur le modèle de la banque de semences placée dans un coffre-fort géant au Svalbard, cette bibliothèque doit contenir « des graines d’un savoir-faire utile afin de pouvoir recréer l’infrastructure et la technologie de la civilisation telles qu’elles existent aujourd’hui », précise le cofondateur du magazine Wired.

Depuis, le manuel de Brand et la bibliothèque de Kelly ont fusionné. Quelque 1 400 livres composent déjà la collection qui a trouvé sa place sur les étagères de The Interval, le QG de la LNF à San Francisco. A terme, 3 500 livres seront disponibles.

APRÈS TOUT, POUR COLONISER MARS, LES MÉTHODES DE FABRICATION ARTISANALES SERONT PEUT-ÊTRE AUSSI NÉCESSAIRES QUE LES ORDINATEURS QUANTIQUES.

Des membres de la fondation, des auteurs de science-fiction, des artistes, des inventeurs ou des historiens ont été consultés. Chacun a suggéré sa liste d’ouvrages considérés comme indispensables. Le visiteur de The Interval peut consulter aussi bien les œuvres de Thucydide, de Machiavel ou les Méditations de Marc Aurèle qu’un traité comparant les mérites des variétés de bois de construction ou sur l’élevage des lapins. La saga Fondation d’Isaac Asimov côtoie des ouvrages de sémantique et le récit des expériences Biosphère (qui ont tenté, sans succès, de reproduire un système écologique artificiel en vase clos).

Après tout, pour coloniser Mars, les méthodes de fabrication artisanales seront peut-être aussi nécessaires que les ordinateurs quantiques. Au final, un vrai méli-mélo. Assumé. « Notre collection vise à présenter un éventail de points de vue aussi large que possible, dans la limite de quelques milliers de livres, afin que chacun puisse se forger une opinion, nous explique Alexander Rose, le directeur de la LNF. Nous souhaitons porter à la connaissance du public non seulement des informations pratiques mais aussi des connaissances qui éclairent le monde actuel et les conséquences des choix que nos sociétés font ou pourraient faire. »

Eviter le pire n’est pas sorcier

Les choix des happy few dispensant la bonne parole sont eux aussi contestables. La critique littéraire Maria Popova (membre de la LNF) a ainsi constaté que la liste soumise par Stewart Brand ne proposait qu’un seul livre, sur 76, écrit par une femme. Sans surprise, les titres retenus jusqu’à présent reflètent les centres d’intérêt et les préoccupations d’hommes blancs, souvent riches et vivant presque tous aux Etats-Unis. Bonjour la diversité.

La linguiste Laura Welcher, qui s’occupe de la bibliothèque, démine le terrain : « Une fois que nous aurons rempli les étagères, nous nous attendons à recevoir de nouvelles recommandations et nous imaginons de voter pour savoir quels ouvrages les nouveaux livres remplaceront. La collection n’est pas figée et la discussion portant sur le contenu du Manuel pourrait être un des traits les plus intéressants de cette aventure. »

« EN COMPRENANT LES TECHNOLOGIES, ET D’OÙ ELLES VIENNENT, NOUS POUVONS AUSSI ENVISAGER DES ALTERNATIVES POUR ÉVITER L’APOCALYPSE. » LEWIS DARTNELL, ASTROBIOLOGISTE

Dans le fond, ni la LNF ni Lewis Dartnell n’envisagent sérieusement un effondrement. « Je n’ai jamais pensé que mon livre pourrait vraiment servir à rebooter la civilisation, clarifie le second.Mais je crois que l’hypothèse de la catastrophe offre un bon moyen d’explorer comment fonctionne notre monde en coulisse. Cette expérience de pensée permet de réfléchir à toutes ces choses de la vie quotidienne que nous tenons pour acquises – mais qui ont pourtant bien été conçues et produites. »

Qui pense vraiment au baril de pétrole qui a servi à la confection de ce plastique si fantastique ? Aux câbles par lesquels transitent les mails ? La fiction de la catastrophe et de la reconstruction est d’autant plus salutaire que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », ainsi que l’affirmait Arthur C. Clark.

La fée électricité enchante nos vies, les médicaments sont des potions qui soignent comme par miracle, les assistants numériques de nos smartphones répondent à nos questions tels des génies sortis de leurs lanternes. Il y a dès lors urgence à se désenvoûter pour ne plus marcher à la baguette.

« En comprenant les technologies que nous utilisons, et d’où elles viennent, nous pouvons aussi envisager dès à présent des alternatives pour éviter l’apocalypse, poursuit Lewis Dartnell. Une telle réflexion peut notamment aider à nous prémunir contre une surexploitation de l’environnement ou une pandémie. » Se demander comment reconstruire la civilisation, c’est en fait se concentrer sur le moyen de ne pas la détruire.

Source: le Monde Damien Dubuc  16 novembre 2017