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#IntellectPorn / Le blog du Monstre de Gauss — /LEMONSTREDEGAUSS/

 

6-8 minutes

Le contexte politique inouï que nous connaissons est la conséquence de divergences entre le peuple et les élites – divergences s’inscrivant dans des temporalités plus ou moins longues :

  • En temps long – 40 ans, en gros : la globalisation, mal gérée. Mal gérée par les libéraux, qui présupposent que l’ouverture des frontières économiques aboutit à un niveau de bien-être plus grand. Mal gérée par la gauche, qui continue, au moins pour la part la moins réaliste, à proposer « le socialisme dans un seul pays » : la France peut et doit inventer un autre modèle, contre vents et marées. Aussi pourra-t-elle mourir enveloppée dans le linceul du courage et de la dignité.

  • En temps court, l’irritation de l’électeur devant des connivences, arrangements et affaires qui ne sont, ni plus ni moins, que l’expression des liens étroits entre les différentes composantes du pouvoir : pouvoir politique / pouvoir économique, pouvoir local / pouvoir national, etc. Des solidarités logiques toutefois pour peu qu’on les analyse non pas sur le plan moral mais sur celui de la sociologie. Des solidarités toutefois problématiques, donnant la fâcheuse impression de coterie cauteleuse.

Mais, dans le fond, les élites ont-elle trahi le peuple ? Quelques analyses contre la mère du complotisme.

1.      Concevoir une trahison revient à dire que les élites ont, un jour, défendu les intérêts du peuple. Les choses sont peut-être plus subtiles, car résultat ne signifie pas intention.

2.      Les élites existent, même si elles ne sont pas homogènes et mouvantes dans le temps. Et elles ont toujours eu leurs intérêts, des patriciens romains refusant la réforme agraire de Marius et des Gracques au deux premiers ordres des Etats-généraux de l’Ancien régime, de la bourgeoisie industrielle du 19ème siècle aux latifundiaires sud-américains en passant par les professionnels de la finance, les mandarins hospitaliers ou du PC chinois, les responsables syndicaux ou du monde de la culture. Une fois de plus, nulle approche morale utile : chacun tend à défendre ses intérêts et à promouvoir les codes du groupe auquel il estime appartenir (effet « shared reality »). C’est parfaitement humain.

3.      Il se trouve que, en longue période, sur les 2 derniers siècles, admettons, les intérêts de la population et ceux des élites ont été remarquablement alignés. C’était le cas, depuis la Révolution française, lors de la première phase de l’Empire (expansion et succès militaires), durant la IIIème République (colonisation, industrialisation, développement des assurances sociales afin de préserver le patronat du spectre révolutionnaire, instruction publique), et durant les 30 Glorieuses (reconstruction / rattrapage économique, élévation du niveau de vie, plein emploi). Pour être un peu grossier, tant que la prospérité des élites est celle du peuple, et réciproquement. Nul besoin de faire appel à une dévotion des élites ou à une éthique de l’intérêt général – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas pu, à l’occasion exister, comme au temps glorieux de la franc-maçonnerie de combat.

4.      Sur la période récente, tout s’est compliqué à partir du moment où ces deux séries d’intérêts n’ont plus été alignées, c’est-à-dire, grosso modo, quand les recettes de prospérité n’étaient plus les compatibles : inclusion dans le marché commun d’économies bénéficiant d’avantages comparatifs conséquents (salaire minimum, protection sociale), chômage de masse et durable, multiplication des accidents de parcours de vie non pris en charge par les assurances sociales, discours patronal contre la sécurité sociale (Kesslerisme de la fin des années 90). Fragilisé, angoissé, le peuple réclame des protections, le relèvement de frontières et de barrières, y compris morale. L’économique répond par le libre échangisme, le cosmopolitisme par les vertus de l’ouverture et le politique gesticule en bredouillant que, après tout, il ne peut plus grand-chose.

5.      Le vrai changement n’est donc pas une trahison, car l’intérêt du peuple n’est pas mécaniquement et naturellement poursuivi par les élites de manière structurelle. Ce changement est en réalité un cruel désalignement des intérêts.

6.      N’accusons donc pas les élites d’avoir trahi : elles n’ont tout simplement jamais défendu les intérêts du peuple autrement que par incidente, à l’occasion de la promotion de sa propre prospérité, et ce n’est déjà pas si mal. Contaminés que nous sommes par le mythe de l’intérêt général, nous nous figurons sans doute excessivement que ceux qui sont en situation de décider ont un fonctionnement surhumain, cohérent avec une conception « gracieuse » du pouvoir : Dieu, dans son infinie justice, donne le pouvoir à celui qui le mérite, et il en usera dans l’intérêt collectif. L’idéal collant rarement au réel, mieux vaudrait abandonner une lecture morale du sujet pour lui préférer une approche plus sociologique / cynique, quitte à renoncer à quelques idéaux.

7.      Sans doute existe-t-il un réel problème de médiation politique : que peut le politique, quand 80% de l’agenda public est dicté par des acteurs économiques extérieurs à la France, et à l’Europe ? En fait de trahison, il y a sans doute une abdication, un suicide à l’aide d’un cocktail de poisons dont fait partie l’intoxication à la dette publique, « contrainte extérieure » contemporaine. Manque de courage, sans doute, intention de flouer, certainement pas. Ces élites politiques se sont elles-mêmes mises dans la position du cocu.

8.      On notera enfin l’absence de réelle stratégie de long-terme. Il est évident qu’en confiant les clefs de la maison à des inconnus, on risque fort d’être un jour mis à la rue. Les collectivités publiques sont aujourd’hui rattrapées par la police : ce sont les « populismes », comprendre la défiance du peuple à l’égard des décideurs « classiques », dont on tacle moins l’affairisme que l’incapacité à peser sur le cours des choses : avoir une vision, la déployer, s’y tenir.

9.      Quelles solutions ? C’est un sujet en soi. Mais de manière générale, il est exclu de rendre l’idéal réel, en d’autres termes de faire exister un vrai intérêt général, chevillé au cœur des élites. Qui plus est, un grand chef d’entreprise n’est pas là pour faire du social ou porter un projet dépassant le seul accroissement de son EBE (ou alors seulement par accident et non de façon systémique : patronat chrétien, par exemple). Aussi navrant que cela puisse paraître, une certaine dose de cynisme est la seule clef méthodologique résistant à l’épreuve des faits.