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Révélations sur les secrets offshore de l'optimisation fiscale

Source: le monde

Près de 7 millions de documents d'Appleby, un cabinet d'avocats spécialisé dans la finance offshore, ont été analysés par " Le Monde " et le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ). L'enquête " Paradise Papers " révèle comment 350 milliards d'euros sont soustraits chaque année aux Etats par des multinationales ou de très riches particuliers

 

Les " Paradise Papers " désignent la nouvelle enquête menée par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, soit 400 journalistes de 67 pays. Ces révélations s'appuient sur une fuite de -documents transmis en 2016 au quotidien allemand Süddeut-sche Zeitung par une source anonyme. Les " Paradise Papers " sont composés de trois ensembles de données.

  1. 6,8 millions de documents -internes du cabinet international d'avocats Appleby aux Bermudes ont fuité. Appleby est présent dans une dizaine de paradis fiscaux.
  2. 566 000 documents internes du cabinet Asiaciti Trust , de Singapour.
  3. 6,2 millions de documents issus des registres confidentiels des sociétés de dix-neuf paradis fiscaux : Antigua-et-Barbuda, Aruba, Bahamas, Barbade, Bermudes, Dominique, Grenade, îles Caïmans, îles Cook, îles Marshall, Labuan, Liban, Malte, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Samoa, Trinité-et-Tobago, Vanuatu.

Toute la semaine, Le Monde -publiera des révélations.

 

Qu'ont en commun Wilbur Ross et Rex Tillerson, hommes forts de la Maison Blanche, Stephen Bronfman, trésorier du parti libéral canadien et proche de Justin Trudeau, mais aussi des multinationales comme Nike et Apple, de grandes fortunes françaises, des oligarques russes, des hommes d'affaires africains et des grands sportifs ? Ils partagent l'affiche des " Paradise Papers ", la nouvelle enquête internationale sur les paradis fiscaux et le business offshoreque publie aujourd'hui Le Monde, associéau Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et à 95 médias partenaires dans le monde, dont la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, leGuardianau Royaume-Uni et leNew York Times aux Etats-Unis.

Dix-huit mois après les " Panama Papers ", cette enquête, qui a mobilisé une douzaine de journalistes du Mondependant plus d'un an, exploite notamment sept millions de documents issus d'une fuite massive (leak en anglais) de données en provenance d'un cabinet international d'avocats, Appleby, basé aux Bermudes. Elle porte un nouveau coup de projecteur sur les trous noirs de la finance mondiale et révèle comment, grâce à des schémas sophistiqués d'optimisation fiscale, des milliers de milliards de dollars échappent toujours à la fiscalité des Etats.

 

Failles pour contourner la règle

 

 

Selon les calculs spécialement effectués pour Le Monde et l'ICIJ par Gabriel Zucman, économiste français et professeur à l'université de Berkeley en Californie, l'évasion fiscale des entreprises et des grandes fortunes coûte 350 milliards d'euros de pertes fiscales par an aux Etats du monde entier, dont 120 milliards pour l'Union européenne. Le manque à gagner pour la France atteint 20 milliards d'euros par an. C'est la première fois qu'une estimation aussi fine et globale est réalisée.

Contrairement aux " Panama Papers ", cette nouvelle enquête concerne moins le blanchiment d'argent sale, issu de la fraude fiscale et d'autres activités illicites (trafics d'armes, de drogue…), que des schémas légaux montés par des bataillons d'experts en optimisation fiscale. L'argent, ici, a le plus souvent été soustrait à l'impôt de façon légale ou aux frontières de la légalité, grâce aux failles du système fiscal international.

Le cabinet Appleby, dont sont issus les sept millions de documents de ce leak, compte parmi les " Rolls-Royce " de la finance offshore. De ces sociétés qui ont pignon sur rue à la City de Londres ou à Wall Street. De celles qui sont invitées dans les conférences internationales et qu'on érige en exemple pour défendre une industrie à la réputation entachée par des scandales à répétition. Appleby réunit 470 employés travaillant pour l'élite mondiale des affaires : une population d'ultra-riches et de multinationales prestigieuses, établie dans les centres financiers offshore les plus actifs, dont les Bermudes, les Caïmans, Jersey, l'île de Man… Les avocats d'Appleby sont loin de s'affranchir des règles avec autant de désinvolture que leurs homologues panaméens de Mossack Fonseca. Fiers de leur réputation, ils attachent une grande importance à satisfaire leurs clients en repoussant autant que possible les limites de la légalité. C'est justement ce qui fait le sel et l'intérêt de cette nouvelle enquête. Elle ouvre les portes d'une industrie offshore en perpétuel mouvement pour trouver, dans les législations des Etats, les failles pour contourner la règle et échapper à leurs taxes et impôts.

Voyage dans l'Europe de l'offshore

 

Dans les prochains jours, les " Paradise Papers " vous révéleront les secrets offshore de multinationales bien connues, y compris françaises, qui déplacent artificiellement leurs profits vers des territoires pratiquant l'impôt zéro, afin de payer le moins de taxes possible là où elles exercent réellement leurs activités. Les secrets, aussi, de conglomérats dissimulés derrière des myriades de sociétés-écrans, pour échapper au contrôle. Ceux, enfin, de compagnies minières utilisant les paradis fiscaux comme paravents à des opérations douteuses.

Les " Paradise Papers " vous feront aussi voyager… en Méditerranée, à Malte, et en mer d'Irlande, sur l'île de Man. Deux territoires insulaires qui, malgré leur petite taille, grèvent les recettes fiscales de l'Union européenne en attirant les yachts et les jets privés des milliardaires, les sociétés d'assurances et de jeux en ligne, grâce à des rabais fiscaux et d'autres stratagèmes réglementaires…

Ils permettent une plongée au cœur des réglementations de pays européens de -premier plan comme l'Irlande et les -Pays-Bas, qui n'ont rien à envier aux -Bermudes et aux îles Caïmans en termes d'optimisation. Ce nouveau leak -permet par ailleurs de porter à la connaissance du public les registres du commerce de -dix-neuf des paradis fiscaux parmi les plus opaques, inaccessibles ou difficiles d'accès, dont la Barbade, le Vanuatu, le Liban et les îles Cook. Ces histoires mises bout à bout composent un monde à part, où l'impôt n'existe pas. Un monde réservé aux élites du XXIe  siècle, qui souligne le problème de l'équité fiscale et du partage de l'impôt entre des contribuables qui ont le pouvoir d'y échapper et d'autres qui ne peuvent agir sur leur facture fiscale. Un monde, enfin, qui se joue des tentatives de régulation des Etats.

Malgré le durcissement récent des lois, l'argent continue d'irriguer les paradis fiscaux grâce aux structures hyperopaques que sont les sociétés-écrans et les trusts, ces entités de droit anglo-saxon dont les Caïmans et Jersey ont fait leur miel. Grâce aussi à des intermédiaires financiers dont le pouvoir de nuisance n'a jamais été aussi fort.

Les " Paradise Papers " braquent ainsi les projecteurs sur ces nombreux cabinets qui, comme Appleby, ont longtemps été ignorés de la lutte contre l'évasion fiscale. Ce sont pourtant eux qui contribuent, par leur génie juridique, à opacifier un monde financier que les Etats ont toujours plus de mal à contrôler.

Jérémie Baruch, Jean-Baptiste Chastand, Anne Michel et Maxime Vaudano

 

Appleby, un prestigieux cabinet d'avocats au service des fortunes cachées

La firme, présente dans les paradis fiscaux, est une spécialiste du montage offshore. Qui ne s'inquiète pas toujours de la provenance des fonds de ses riches clients

 

La firme a été fondée en 1898 aux Bermudes par le major Reginald Appleby. Un homme qui, une fois devenu député au Parlement local en 1940, avait vivement critiqué l'introduction d'un impôt sur le revenu dans l'archipel. The Royal Gazette, le quotidien de l'archipel, l'avait d'ailleurs classé dans le camp de ceux qui qualifient cet impôt " d'ultime raffinement de la torture humaine, auquel il faut s'opposer à tout prix ". Il faut croire que cela a porté : les Bermudes ne prélèvent toujours aucun impôt sur le revenu.

L'appât du gain

Cent-dix-neuf ans plus tard, son cabinet est devenu un des plus respectés du secteur. Il se targue de faire partie du " cercle magique " des cabinets offshore les plus chevronnés. Son réseau est tentaculaire. " Vous ressemblez à un monstre, et c'est très bien ! ", s'exclamait un client dans une étude de satisfaction en  2013. -Appleby emploie aujourd'hui 470 personnes, dont 60 partenaires associés dans sept " juridictions clés " du monde offshore : les Bermudes, les îles Vierges -britanniques, les îles Caïmans, Jersey, Guernesey, l'île de Man, -Maurice et les Seychelles.

Une pieuvre mondiale, au point qu'il est impossible de localiser le véritable siège social de l'entreprise. Son patron, Michael O'Connell, est officiellement basé à Jersey. Sur le réseau social professionnel LinkedIn, en revanche, le cabinet se décrivait jusqu'à récemment comme localisé aux Bermudes, là ou il a été fondé et où il dispose du plus grand nombre d'employés… mais cette page renvoie désormais vers l'île de Man, où la holding du groupe est enregistrée. A la suite des questions adressées par l'ICIJ, le gouvernement des Bermudes a, lui, assuré qu'Appleby n'avait pas la nationalité bermudéenne, en faisant valoir que l'équipe de direction était en fait installée à Jersey… " Nous sommes une organisation globale avec dix bureaux d'importance égale. Nous n'avons pas de siège social ", a finalement assuré la firme dans un communiqué publié quelques jours avant nos révélations. De quoi donner le tournis.

Pour ne rien arranger, Appleby a été divisée en deux en janvier 2016. La branche " fiduciaire ", qui gérait trusts, jets privés et actifs de riches particuliers du monde entier, a été rebaptisée " Estera " et revendue à certains des associés. Les deux entreprises sont toutefois restées très proches : elles continuent souvent de partager les mêmes locaux. Contactées par Le Monde et ses partenaires, les deux firmes se sont d'ailleurs défendues de manière similaire en affirmant " respecter toutes les règlements ", ne pas faire " de conseil fiscal ". Elles se sont ensuite renvoyé la balle sur les questions précises des avoirs de leurs clients.

A l'époque des " Panama Papers ", en avril 2016, les professionnels de l'industrie offshore avaient minimisé l'importance de Mossack Fonseca, la firme panaméenne au cœur du scandale, en la décrivant comme un canard boiteux. " Mossack Fonseca représente un des derniers bastions d'un système financier de l'ombre qui cessera rapidement d'exister ", écrivait alors le magazineWealth Management. Dix-huit mois plus tard, les documents internes d'Appleby montrent que même les firmes les plus respectables et soucieuses de leur réputation peinent à lutter contre les fonds d'origine suspecte. Dans un monde bâti sur le secret, l'appât du gain l'emporte souvent sur la prudence.

Une douzaine d'audits

Bien qu'opérant dans différentes juridictions, Appleby est soumise à des règles de " compliance " (de conformité) qui s'appliquent peu ou prou à tous les centres financiers. Les firmes offshore doivent notamment identifier précisément les clients qui utilisent leurs services, maintenir une documentation précise et savoir d'où viennent les fonds qui transitent par leur entremise. Plusieurs exemples prouvent que cela n'a pas toujours été le cas chez Appleby.

Peu après la première guerre du Golfe, une commission d'enquête du Sénat américain s'était penchée sur les finances du régime de Saddam Hussein. Son rapport, publié le 29  juin 1993, montrait notamment du doigt une société pétrolière, Crescent Petroleum, soupçonnée d'être une façade pour le pouvoir de Bagdad. Les conclusions du rapport avaient été diffusées en direct aux Etats-Unis, mais les responsables du bureau des Bermudes d'Appleby ne semblent pas l'avoir remarqué.

Crescent Petroleum, contrôlée par l'homme d'affaires Abdul Hamid Dhia Jafar, était cliente d'Appleby depuis 1984. La relation a perduré sans anicroche pendant près de trente ans. Ce n'est que le jour où Crescent Petroleum a sollicité l'aide du cabinet en  2013, pour se restructurer, que les responsables d'Appleby se sont soudain rendu compte du pedigree de leur client – le frère d'Abdul Hamid Dhia Jafar notamment, n'était autre que le responsable du programme nucléaire irakien. " Nous avons ce client depuis un moment déjà, s'étonnait alors un avocat d'Appleby dans un courriel interne. Comment n'avons-nous pas remarqué cela plus tôt ? "

D'autres fortunes ont échappé à la vigilance du cabinet, comme le diamantaire Arye Laniado, directeur et copropriétaire de la firme belge Omega Diamonds. En mai  2013, les médias ont révélé que la société avait versé 160  millions d'euros aux autorités belges pour mettre fin à une enquête pour fraude fiscale et importation illégale de diamants. Omega Diamonds avait nié toute culpabilité et Arye Laniado n'était pas impliqué personnellement.

Mais quelques mois après la révélation de l'affaire, Appleby acceptait deux versements de 5 000  dollars (4 300  euros) du diamantaire. Ce n'est que plus tard, alors qu'Arye Laniado cherchait à ouvrir un nouveau trust, qu'un employé d'Appleby a remarqué les articles sur les déboires judiciaires d'Omega Diamonds…

Patrick Wood, directeur chargé de la conformité d'Appleby, n'a pas apprécié la nouvelle quand il l'a découverte trois mois plus tard. " Il est question d'une structure de trust et ces allégations sont très graves, écrivait-il dans un courriel à ses collègues. Il s'agit de diamants du sang. Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenu ? " Malgré les réserves du directeur, Appleby a continué à travailler avec Arye Laniado.

Dans leurs opérations quotidiennes, les employés d'Appleby se reposent sur un logiciel censé éviter les erreurs humaines et les aider à repérer sur Internet les clients risqués.Même s'il y a eu des ratés, Appleby a parfois refusé d'entrer en relation avec des clients trop exposés. C'est le cas du Russe Boris Shemyakin, un magnat de l'immobilier. Des articles de presse l'ont dit impliqué dans une fraude, ce qu'il a nié. La firme a également décliné une offre du cabinet d'audit Ernst &  Young, qui demandait d'organiser l'achat de deux jets privés à 20  millions de dollars (17  millions d'euros) pour les deux fils d'un ancien ministre d'Azerbaïdjan. Contacté par l'ICIJ, Ernst &  Young n'a pas souhaité s'en expliquer.

Longue liste de déficiences

Mais plusieurs audits de contrôle externes montrent qu'Appleby n'a pas toujours fait ce qu'il aurait dû pour lutter contre les risques de blanchiment d'argent. De 2005 à 2015, plus d'une douzaine d'audits ont relevé des manquements dans les contrôles internes du cabinet, sur ses sites de l'île de Man, des îles Caïmans, des îles Vierges britanniques, aux Bermudes et à Londres. En  2005, l'autorité monétaire des Bermudes (BMA) a, par exemple, relevé une longue liste de déficiences et exigé de la firme qu'elle mette à jour ses dossiers clients, y compris les copies de passeport, leurs adresses et les informations sur la source de leur fortune. Un an plus tard, un contrôle interne sur 45 fiches clients prises au hasard montrait qu'une seule d'entre elles respectait les directives internes de l'entreprise.

En  2008, un audit des autorités des îles Caïmans critiquait sévèrement le cabinet, et s'inquiétait d'un risque élevé " d'activités frauduleuses ". En  2012, le régulateur des îles Vierges britanniques dénonçait, à son tour, les faiblesses des contrôles d'Appleby. Cette succession de mises en garde ne s'est pas révélée très efficace. Lors d'un nouvel audit, en octobre  2014, la BMA découvrait des manquements " de haute importance " dans pas moins de neuf domaines d'activité du cabinet. Près de la moitié (46  %) des dossiers clients examinés par le régulateur ne donnaient pas les informations nécessaires sur l'origine des fonds des clients. L'autorité financière observait qu'Appleby ne cherchait pas vraiment les soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme, et qu'elle n'avait pas amélioré ses pratiques après les précédents contrôles.

La direction d'Appleby savait que la répétition de ces manquements l'exposait à des sanctions, mais elle savait aussi que l'affaire ne portait pas vraiment à conséquence. Des documents internes montrent que la firme a provisionné 500 000  dollars pour régler une éventuelle amende. La preuve d'une telle sanction n'a jamais été rapportée publiquement, ni par la BMA ni par Appleby. " Il n'y a pas eu de censure ", se félicitait un directeur d'Appleby, puisque le régulateur " a -accepté de considérer l'affaire comme entièrement privée. "

Un porte-parole du régulateur des Bermudes a indiqué à l'ICIJ qu'il ne pouvait pas s'exprimer sur d'éventuelles sanctions imposées à l'époque. La BMA, depuis 2016, publie désormais sanctions et amendes sur Internet. Peu après la révélation des " Panama Papers ", en  2016, Appleby avait reçu une offre d'une société d'analyse des risques qui lui proposait une formation continue sur ses contrôles -antiblanchiment. La firme avait décliné, puisque ses contrôles étaient déjà " extrêmement robustes ", avait-elle répondu.

Rigoberto Carvajal, Emilia Díaz-Struck, Will Fitzgibbon (icij), Frederik Obermaier, Bastian Obermayer (" Süddeutsche Zeitung "), Jean-Baptiste Chastand et François Pilet pour " Le monde "

 

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