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Instituer la « sélection » dans les facultés de médecine. Genèse et mise en œuvre du numerus clausus de médecine dans les années 68


En 1971, un numerus clausus est institué en fin de première année d’études médicales. Contrairement à ce que souhaitaient ceux qui s’étaient mobilisés en sa faveur, ce quota permet initialement de stabiliser le nombre d’étudiants admis en deuxième année de médecine, mais pas de le réduire. Ce sont ainsi plus de 9 000 étudiants qui sont admis chaque année en deuxième année de médecine entre 1971 et 1977, alors que les principaux partisans du numerus clausus souhaitaient qu’il en soit admis à peine la moitié, voire moins encore. Il a fallu attendre 1978 pour que, sous l’effet d’une diminution du numerus clausus de médecine et d’une application plus stricte de celui-ci, le nombre d’étudiants admis en deuxième année d’études médicales commence à baisser de manière significative : de 9 170 en 1977, il passe à 6 160 en 1983 [1][1] Jacqueline Gottely, « La place des étudiants en médecine,.... Pourtant, les médecins qui avaient demandé que l’accès aux études médicales soit fortement contingenté par le moyen d’un numerus clausus avaient reçu des soutiens importants au niveau politique et administratif dès la fin des années 1960. Cet article propose donc d’expliquer pourquoi, malgré ces appuis, leurs revendications n’ont pas été satisfaites dans les délais qu’ils espéraient.

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Nous avancerons l’hypothèse selon laquelle l’institution d’un numerus clausus de médecine représentait, dans le contexte politique des « années 68 » [2][2] Par « années 68 », il s’agit de désigner une période..., une question perçue comme politiquement sensible par de nombreux responsables politiques et administratifs. Couramment employée dans la haute administration [3][3] Voir Jean-Michel Eymeri, « Frontière ou marches ? De..., la notion de sensibilité politique vise ici à désigner des questions qui, pour les gouvernants, présentent des risques politiques importants et doivent être appréhendées avec une prudence particulière. Se focalisant sur les dirigeants politiques, certains travaux se sont ainsi intéressés aux stratégies auxquelles ils ont recours pour limiter les risques de sanctions électorales lorsqu’ils sont confrontés à des questions politiquement risquées à leurs yeux [4][4] Voir notamment R. Kent Weaver, « The Politics of Blame.... L’intérêt de ces travaux est double. Ils ont tout d’abord le mérite de rappeler que la compétition politique obéit à des logiques propres qui ne sont pas le simple reflet de logiques sociales externes. Ensuite, ils présentent l’intérêt d’inviter les chercheurs à étudier comment, en situation, les responsables politiques et administratifs mobilisent les instruments, savoirs et savoir-faire dont ils disposent. Le cas des questions sensibles permet de montrer, plus précisément, l’importance que représente le temps pour les élus et les hauts fonctionnaires : en effet, faire face à de telles questions nécessite de savoir quels instruments ou stratégies mobiliser à tel moment, de savoir tirer parti des occasions qui se présentent, avancer au coup par coup et jouer avec le temps. Ayant parfois à affronter des groupes puissants ou des situations qu’ils ont les plus grandes peines à interpréter, contraints de « faire avec », les gouvernants se retrouvent en effet souvent à devoir mobiliser les ruses et « arts du faible » étudiés par Michel de Certeau ou James C. Scott [5][5] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts....

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Pour étudier ces stratégies, les archives des directions et des cabinets des ministères constituent des sources particulièrement utiles. Nous avons principalement mobilisé, pour le présent article, des archives versées par la Direction générale de la santé, la Direction de la Prévision, le Secrétariat général du Gouvernement, et plusieurs services et cabinets du Ministère de l’Education nationale [6][6] Ces données ont été complétées par des dépouillements.... A la fois, en raison de la sensibilité politique de la question de la sélection dans les facultés de médecine et des conflits que ce dossier a suscités à l’intérieur du champ administratif, les archives existant sur ce sujet sont très riches (notes, comptes-rendus de réunions, lettres, rapports, etc.). Le grand intérêt de ces archives est donc de permettre d’observer, de manière indirecte mais précise, la manière dont, au jour le jour, les hauts fonctionnaires de ces administrations, les ministres et leurs entourages ont géré la question de la « sélection » dans les facultés de médecine ; bref, d’étudier l’action publique en train de se faire.

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Nous commencerons donc par rappeler brièvement quels sont les acteurs qui ont défendu l’institution du numerus clausus de médecine à la fin des années 1960, et quels soutiens ils ont réussi à obtenir auprès de la haute administration et de la classe politique. Nous montrerons ensuite à quels obstacles ils se sont heurtés, principalement en raison des risques politiques que comportait l’adoption d’une telle mesure aux yeux de certains des responsables politiques de l’époque. Enfin, nous expliquerons comment, de manière pragmatique, les pouvoirs publics ont façonné ce dispositif de sélection et l’ont mis en œuvre.

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Ce sont les « événements » de mai 1968 qui, par le choc qu’ils ont provoqué auprès d’une partie du corps médical, ont conduit certains de ses porte-paroles à demander l’institution d’un concours au début des études de médecine. La revendication n’est pas nouvelle, puisque certains porte-paroles du corps médical l’avaient défendue, en vain, dans les années trente et dans l’immédiat après-guerre. Mais elle reçoit au tournant des années 1960-1970 des soutiens inédits : ceux de la Direction du Budget et des plus hauts dirigeants politiques de l’Etat, dans un régime où l’autorité politique est nettement plus concentrée au niveau du pouvoir exécutif que sous la IIIe et la IVe Républiques.

La mobilisation du corps médical

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Le Syndicat autonome des enseignants de médecine (SAEM), refondé à la fin du mois de mai 1968 par une poignée de médecins hospitalo-universitaires parisiens, a représenté la figure la plus visible des contre-mobilisations qu’ont suscitées les événements de mai 1968 à l’intérieur du corps médical [7][7] Pour une analyse plus détaillée de la refondation du.... Les dirigeants de ce syndicat, qui se développe très rapidement dans les facultés de médecine et acquiert en l’espace de quelques mois une forte notoriété médiatique, concevaient clairement leur mobilisation comme une entreprise « contre-révolutionnaire » [8][8] D’après les termes employés par l’un des dirigeants... visant notamment à restaurer l’ordre dans les facultés de médecine et dans les hôpitaux universitaires et à maintenir intacts la réputation et le prestige de leur profession. Dans cette perspective, l’institution d’un concours d’entrée au début des études de médecine est devenue très rapidement un enjeu central pour les dirigeants du SAEM. En effet, le nombre d’étudiants en médecine, qui était resté stable durant les années 1950, s’est ensuite fortement accru : de 35 300 en 1963-1964, leur effectif est passé à 59 800 en 1967-1968, soit une hausse de 69 % en quatre ans [9][9] Source : ministère de l’Education nationale. Jusqu’en.... Les effectifs d’étudiants inscrits en année préparatoire de médecine et en première année de médecine ont, quant à eux, augmenté encore plus rapidement : ils s’accroissent respectivement de 144 % et de 94 % durant la même période [10][10] Ibid.. Or, à la fin du mois d’août 1968, les pouvoirs publics annoncent la suppression de l’externat, concours que les étudiants en médecine pouvaient passer à partir de leur deuxième année d’études. Cette réforme conduit ainsi à octroyer des responsabilités hospitalières à l’ensemble des étudiants en médecine à partir de leur quatrième année d’études, alors qu’elles étaient réservées jusque là aux seuls externes, c’est-à-dire aux lauréats du concours de l’externat [11][11] A la veille des événements de mai 1968, seul un tiers....

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Faute de pouvoir obtenir une abrogation de cette réforme, qui venait satisfaire une revendication centrale des étudiants de médecine mobilisés en mai et juin 1968, les dirigeants du SAEM en viennent à réclamer l’institution d’un concours en début d’études médicales. Ils reçoivent plusieurs soutiens à l’intérieur du champ médical. Ils obtiennent tout d’abord celui de deux organisations profondément attachées à l’exercice libéral de la médecine, l’Ordre des médecins et la Fédération des médecins de France (FMF [12][12] Fondée en 1967, la FMF regroupait au moment de sa création...), qui estiment que seule l’institution d’un concours très sélectif en début d’études médicales permettrait de préserver le prestige de la profession médicale et d’éviter, suivant les termes employés dans une brochure publiée par le SAEM, qu’une « armée de médecins aux pieds nus » en viennent à accepter « une étatisation de la médecine » [13][13] SAEM, Médecine Enseignement Recherche : positions et.... Le SAEM obtient ensuite l’appui de la Fédération hospitalière de France (FHF) et du Syndicat national des médecins, chirurgiens et biologistes des hôpitaux publics [14][14] Fondée en 1924, la FHF, qui représente l’ensemble des..., ceux-ci craignant que la présence d’un trop grand nombre d’étudiants dans leurs établissements ne vienne gêner les malades et ne fassent fuir une partie de leur clientèle au profit de l’hospitalisation privée.

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L’institution d’un concours très sélectif en début d’études médicales est donc soutenue par une grande partie des responsables hospitaliers et universitaires. Ainsi, alors que l’on compte plus de 26 000 étudiants inscrits en première année de médecine et d’odontologie en 1968-1969 [15][15] La première année est commune aux étudiants se destinant..., et plus de 15 000 en deuxième année de médecine, le SAEM et l’Ordre des médecins estiment en 1969 qu’il ne faudrait pas former plus de 4 000 nouveaux médecins par an [16][16] Voir par exemple SAEM, op. cit., p. 56, et Bulletin.... Or, bien qu’une telle revendication ne soit pas nouvelle dans l’histoire de la profession médicale, elle reçoit à la fin des années 1960 un soutien inédit au niveau des administrations centrales de l’Etat : celui de la Direction du Budget.

La Direction du Budget et le problème de la maîtrise des dépenses de santé

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L’accroissement rapide du nombre des étudiants inscrits dans les facultés de médecine apparaît en effet très préoccupant pour les agents de la Direction du Budget, à un double titre. D’une part, cet accroissement a un impact sur les dépenses publiques important à court terme, en raison du coût de la formation des futurs médecins, alourdi par la mise en place de « l’externat pour tous ». Cependant, si importantes que pouvaient être ces dépenses supplémentaires, elles étaient pratiquement négligeables au regard de l’incidence à long terme de l’augmentation du nombre de médecins en exercice sur les dépenses de l’assurance maladie. Une note de la Direction du Budget rédigée en vue du comité interministériel du 5 décembre 1969, dont l’ordre du jour portait sur la réforme des études médicales, expose fermement ce point : « Le problème posé par l’afflux des étudiants en médecine est celui de l’adaptation des effectifs à celui des postes de médecins nécessaires à l’encadrement sanitaire de notre population. Tant que ce problème n’aura pas été résolu de manière objective et autant que possible accepté par les intéressés, nos études médicales soulèveront donc des difficultés renouvelées et le risque qui pèsera sur les finances publiques serait considérable.

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Il s’agit en premier lieu, les besoins en médecins étant définis, d’évaluer le coût de cette formation : nombre de professeurs, dépenses de fonctionnement, capacité d’accueil des unités d’enseignement médical.

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D’autre part, les médecins et leurs auxiliaires détiennent un pouvoir de fait dans l’engagement des dépenses de santé.

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Il ne saurait être question de vouloir, par une limitation de leurs effectifs, commander l’évolution de ces dépenses dans un sens restrictif. Mais il serait irrationnel et, à mon sens, intolérable que l’addition de vocations individuelles pour l’exercice de la médecine commande aux autorités responsables, de manière indirecte mais irréversible, la place qui devra, pendant de longues années, être assignée aux dépenses de santé parmi les autres dépenses de la Nation.

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[…] L’enseignement médical [a] la particularité de conduire à l’exercice d’une profession qui dispose d’un pouvoir financier autonome en ce qui concerne l’engagement des dépenses de santé de la Nation » (archives du directeur de cabinet du secrétaire d’Etat au Budget de 1969 à 1973, 1A-128, art. 1).

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La Direction du Budget souligne ainsi un point qui résulte directement de la généralisation de l’assurance maladie obligatoire depuis 1945, qui prend désormais en charge la plus grande partie des dépenses de santé. La position particulière qu’occupent les médecins dans le système de soins en fait le groupe professionnel dont les effectifs et l’activité ont l’impact le plus déterminant sur les dépenses publiques de santé. Non seulement tout praticien inscrit à l’Ordre des médecins peut demander à être conventionné auprès des caisses d’assurance maladie - cette demande ne pouvant être refusée -, mais, en outre, son pouvoir de prescription est, au début des années 1970, faiblement encadré [17][17] Diverses mesures ont cherché à encadrer depuis les.... Enfin, la rémunération à l’acte des médecins libéraux, qui représentaient 71 % des médecins en exercice en 1972 [18][18] Source : ministère chargé de la Santé., rend l’évolution de leurs revenus plus difficile à contrôler que pour les agents salariés.

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Cependant, les services du ministère chargé du Budget n’ignorent pas que des mesures visant à restaurer le bon ordre budgétaire dans le domaine de la santé sont susceptibles de se heurter à des obstacles politiques importants [19][19] En 1972, une note de la Direction de la prévision relève.... De ce fait, la limitation de l’accroissement démographique du corps médical, par le moyen d’un numerus clausus à l’entrée des facultés de médecine, constitue une mesure particulièrement intéressante. En effet, cette dernière pourrait avoir un impact important sur l’évolution des dépenses de santé. En outre, à la différence de mesures telles que le blocage des honoraires, la remise en cause du paiement à l’acte ou l’abandon du conventionnement de droit auprès des caisses d’assurance maladie, qui susciteraient l’hostilité des principaux syndicats de médecins libéraux, le numerus clausus présente l’avantage d’être soutenu, à la fin des années 1960, par une partie significative de la profession médicale. Le soutien qu’apporte ainsi le ministère de l’Economie et des Finances, dès la fin des années 1960, à la revendication portée par le SAEM et ses alliés constitue ainsi un soutien bureaucratique de poids à l’institution d’un numerus clausus en début d’études médicales.

L’enrôlement des dirigeants politiques

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Certains des acteurs mobilisés en faveur de la « sélection » disposent par ailleurs d’un capital étendu de relations sociales, qui incluent les personnalités les plus importantes du monde politique. La Fédération des hôpitaux de France compte ainsi dans ses rangs de nombreux élus, présidant les conseils d’administration des hôpitaux. De même, les dirigeants du SAEM étaient en mesure de sensibiliser à leur cause les détenteurs des plus hautes charges politiques - de certains membres du gouvernement au Président de la République lui-même. L’un des principaux dirigeants du SAEM, Paul Longin, explique ainsi dans ses mémoires : « B*** [membre du noyau fondateur du SAEM] me parlait souvent des dîners avec Jacques et Bernadette [Chirac [20][20] Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie...]. À ces dîners, comme à ceux, sans protocole, chez les Pompidou, on pouvait parler librement de tout ou de rien… ou de la médecine, et pourquoi pas, de la sélection ? C’est un sujet que F*** [autre membre du noyau fondateur du SAEM] abordait aussi souvent avec Chirac à qui le liait une réelle et réciproque amitié. Sans doute en parlait-il aussi avec certains des hommes politiques qu’il avait souvent l’occasion de rencontrer ».

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Certains dirigeants du SAEM ont donc tiré profit de leur appartenance au champ du pouvoir, défini par Pierre Bourdieu comme « l’espace des rapports de force entre des agents ou des institutions ayant en commun de posséder le capital nécessaire pour occuper des positions dominantes dans les différents champs [21][21] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure... ». Ils étaient ainsi en mesure d’exprimer directement leurs préoccupations aux responsables politiques qu’ils fréquentaient. Jouant de ces relations et de la notoriété acquise par leur syndicat auprès des pouvoirs publics et des médias, ils réussissent également, en juin 1969, à faire entrer l’un des leurs dans le cabinet du ministre de la Santé publique et de la Sécurité sociale, qui lui confie le dossier de la sélection dans les facultés de médecine. Enfin, ils finissent par obtenir le soutien du Président de la République lui-même. En juin 1970, ce dernier invite à un « déjeuner de travail les principaux responsables du monde médico-social » [22][22] D’après une allocution de Gaston Meyniel, président... pour les faire débattre de la question de la sélection au début des études de médecine. En se saisissant du problème de la sélection, il apporte un appui politique décisif en faveur de l’institution du numerus clausus. Comme l’indiquent les archives de la Direction générale de la santé, l’un des membres du cabinet du Président de la République suit attentivement, en 1970-1971, les négociations entre le ministère chargé de la Santé et le ministère de l’Education nationale, n’hésitant pas à exprimer son mécontentement lorsqu’elles s’étirent en longueur [23][23] Dans une note manuscrite rédigée par un agent de la....

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Cependant, en dépit des appuis dont ils ont bénéficié à l’intérieur de la classe politique et de la haute administration, les partisans de la « sélection » en médecine ont rencontré les plus grandes difficultés à faire satisfaire leurs revendications. En effet, certains des responsables politiques de l’époque étaient particulièrement sensibles aux risques politiques que comportait, à leurs yeux, toute mesure pouvant être interprétée comme une remise en cause du libre accès aux études universitaires.

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L’institution d’un numerus clausus en début d’études médicales est jugée particulièrement risquée sur le plan politique par les hommes politiques qui craignaient d’être considérés comme responsables d’éventuels « désordres » dans les universités. Bien que ces appréhensions ne datent pas de la crise de mai 1968, celle-ci les a confortées. Appelé au gouvernement précisément en raison de sa réputation de « libéralisme », avec pour mandat officieux de favoriser la restauration de l’ordre universitaire moyennant quelques concessions, le nouveau ministre de l’Education nationale Edgar Faure s’est ainsi ostensiblement opposé à l’institution de toute forme de « sélection » à l’entrée des universités. La loi d’orientation sur l’enseignement supérieur, qu’il réussit à faire adopter en novembre 1968, maintient donc le droit de tout bachelier de s’inscrire dans un établissement universitaire.

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Résultat de multiples compromis politiques, tant entre le gouvernement et les acteurs mobilisés en mai 1968 qu’entre les différentes composantes de la majorité gouvernementale, la loi « Edgar Faure » est très rapidement apparue comme difficile à remettre en cause. Ainsi, une note adressée au Premier Ministre par l’un de ses conseillers en janvier 1970 expose les réticences du ministre de l’Education nationale à instituer un numerus clausus dans les facultés de médecine dans les termes suivants :

  • La conjoncture n’est pas aussi favorable qu’en juin dernier à l’institution d’une sélection : les effectifs d’étudiants en 1ère année d’études médicales n’ont pas progressé à la rentrée d’octobre dernier (la presse a déjà fait cette observation).

  • Réflexion faite, ce n’est pas pour les études médicales que le problème des débouchés serait le plus préoccupant : les précisions qui seront données dans les deux prochains mois par le ministre de l’Education nationale sur les nouvelles conditions de recrutement des professeurs du secondaire vont mettre en évidence le problème des débouchés en lettres et dans certaines disciplines scientifiques. Relancer dès maintenant l’agitation par le dépôt d’un projet de loi corrigeant la loi d’orientation sur son point essentiel : l’accès à l’enseignement supérieur, peut faire hésiter le ministre (archives du Secrétariat général du gouvernement, CAC 19880003, art. 41).

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En mars 1971, soit près de trois ans après la crise de mai 1968, les risques politiques que comporterait l’institution d’un numerus clausus en début d’études médicales sont encore perçus comme importants. Lors d’une réunion organisée entre des représentants du ministère chargé de la Santé et du ministère de l’Education nationale, un conseiller de ce dernier évoque « deux craintes » : « 1er danger : faire sortir les drapeaux noirs. 2e danger : au Parlement : remise en cause [de la] loi d’orientation (risque [de] rupture [de la] majorité) » (d’après des notes manuscrites prises lors de cette réunion, archives intermédiaires de la Direction générale de la santé, DGS/96/050, art. 2.).

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Aux yeux du ministre de l’Education nationale et de son entourage, l’adoption de mesures visant à réduire l’accès des étudiants dans une filière universitaire (comme les études médicales) présentait donc des risques politiques sérieux. C’est que les premières tentatives faites en ce sens se sont heurtées à d’importantes oppositions, dont le ministre de l’Education nationale en exercice a été tenu pour responsable.

Une mesure fortement contestée : l’arrêté « Guichard-Boulin »

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En effet, entre juin et août 1969, les ministères de l’Education nationale et de la Santé ont organisé plusieurs réunions en vue de préparer la rentrée dans les facultés de médecine avec plusieurs représentants du milieu hospitalo-universitaire -principalement des doyens de faculté [24][24] Nous nous appuyons, s’agissant de ces réunions, sur.... Ces derniers réclament l’institution d’une « sélection précoce des étudiants ». Cependant, des juristes consultés par le ministère de l’Education nationale estiment qu’« aucune base juridique ne permettrait en l’état actuel des choses d’étayer un système de sélection des étudiants. Une telle mesure ne pourrait intervenir que par un procédé législatif qui sera obligatoirement assez long ». Aussi les doyens proposent-ils, en attendant qu’une telle loi soit adoptée, une mesure réglementaire susceptible d’avoir des effets plus rapides : « Pour la prochaine rentrée un certain nombre de barrages sont envisagés pour résoudre les problèmes pendant la période intermédiaire. Il s’agit essentiellement de rendre les examens plus difficiles :

  • en adoptant la note éliminatoire,

  • en gardant le contrôle continu des connaissances, mais obligatoirement écrit et anonyme,

  • en ne lui accordant qu’un coefficient faible par rapport à l’examen terminal ».

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Le 26 septembre 1969, Olivier Guichard et Robert Boulin, respectivement ministre de l’Education nationale et ministre de la Santé publique et de la Sécurité sociale, signent un arrêté conforme au souhait exprimé par les doyens. Durcissant considérablement les conditions de passage de première en deuxième année de médecine, cet arrêté suscite, à partir de la fin du mois d’octobre, plusieurs mobilisations étudiantes. Alors que, jusqu’à la mi-octobre, les facultés de médecine ne suscitent qu’une attention limitée des médias et que l’arrêté du 26 septembre était passé relativement inaperçu, les grèves engagées par les étudiants de certaines facultés de médecine suscitent, surtout à partir du début de mois de novembre, un très grand nombre d’articles dans la presse. Tandis que les premiers articles parus sont relativement courts et s’apparentent à des brèves situées en bas de page, ceux-ci s’allongent progressivement jusqu’à occuper, à certaines occasions, une page entière dans des quotidiens tels que Le Monde ou Le Figaro. Or, que donnent à voir ces articles ? Tout d’abord, l’extension et l’importance des mobilisations étudiantes. Les premières grèves, qui commencent durant la dernière semaine d’octobre à la faculté de médecine de Cochin, s’étendent rapidement à toutes les facultés de médecine de Paris et à certaines facultés de province. Bien entendu, les mobilisations ont probablement eu une audience variable suivant les facultés. Toutefois par les diverses opérations de totalisation dont elles font l’objet de la part des journalistes, les grèves n’apparaissent pas concerner que quelques fractions d’étudiants dans un petit nombre de facultés bien définies, mais, au contraire, une grande partie des étudiants en médecine, en province comme à Paris. Les articles parus dans la presse viennent donc attester à la fois de l’importance et de la représentativité (comprise de manière géographique) du mouvement. En outre, les commentaires qu’ils en font viennent accréditer son bien-fondé. A l’exception d’un petit nombre de journaux qui défendent plutôt les options gouvernementales, les articles parus dans la presse sont dans l’ensemble assez favorables aux revendications des étudiants (bien qu’ils redoutent certains « désordres ») et estiment que les dispositions prévues par l’arrêté du 26 septembre sont excessives, dans la mesure où elles aboutiraient à l’élimination d’une très grande proportion d’étudiants. Les journaux les plus étiquetés à « gauche », comme Combat et L’Humanité ou des hebdomadaires comme L’Express ou Le Nouvel Observateur, qualifient à plusieurs reprises les dirigeants de l’Ordre des médecins et du SAEM, soupçonnés d’être à l’origine de l’arrêté, de médecins « réactionnaires » jaloux de leurs privilèges. Le Monde, qui adopte une posture plus « neutre » dans la relation des événements, n’en écrit pas moins, dans le chapeau d’une page tout entière consacrée à « l’agitation dans les facultés de médecine » : « […] Les services de l’Education nationale s’apprêtent, sans hâte excessive, à publier une « circulaire d’application » de l’arrêté, qui apparemment apportera peu de précisions, mais qui, comme l’arrêté, sera axée tout entière sur la notion de « responsabilité des jurys ». Ceux-ci avaient d’ailleurs, en 1969, exercé pleinement cette responsabilité et, sur les trente-quatre facultés de médecine françaises, deux ou trois seulement paraissent avoir manifesté une indulgence ou une laxité excessive au moment des examens.

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La nécessité de rappeler à l’ordre quelques enseignants minoritaires justifiaitelle qu’une année d’étude de toute une promotion de futurs médecins soit compromise ? » (Le Monde, 22 novembre 1969.)

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Cet extrait est intéressant à double titre : non seulement il témoigne, de la part d’un journal peu suspect de « gauchisme », des faibles soutiens dont bénéficient les tenants de l’arrêté du 26 septembre dans la presse, mais il atteste également du fait que bien que l’arrêté ait été signé aussi bien par le ministre chargé de la Santé que par le ministre de l’Education nationale, ce sont les services de ce dernier qui sont placés, seuls, devant leurs responsabilités.

Logiques d’imputation et division du travail politique

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C’est bien au ministre de l’Education nationale qu’il revient de s’expliquer devant les journalistes de la politique gouvernementale en matière d’enseignement médical. C’est lui qui doit, pour ainsi dire, « mouiller sa chemise », et non pas son homologue de la Santé, bien que celui-ci publie un communiqué justifiant l’arrêté litigieux et organise une conférence de presse à son sujet. Le 3 novembre 1969, Olivier Guichard intervient seul à la télévision, où il répond aux questions des journalistes. C’est également lui qui reçoit des délégations des étudiants le 8 novembre et une délégation des doyens des facultés de médecine le 25 novembre, une autre réunion ayant été organisée entre temps dans les locaux du rectorat de Paris. C’est enfin lui qui doit répondre aux interpellations des députés dans l’enceinte du Palais Bourbon. Ce sont en outre ses services qui publient, régulièrement, des communiqués sur l’évolution des mouvements de grève dans les facultés de médecine et qui, le 24 novembre, publient un communiqué annonçant l’adoption d’une circulaire assouplissant les conditions d’application de l’arrêté du 26 septembre, aussitôt interprété comme un recul du gouvernement et comme une renonciation de celui-ci à faire appliquer l’arrêté litigieux [25][25] En outre, le Conseil d’Etat, saisi notamment par le.... En bref, c’est bien le ministre de l’Education nationale qui doit endosser, pour l’essentiel, la responsabilité des décisions prises en matière d’enseignement médical, son homologue de la Santé demeurant à l’arrière-plan.

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On comprend mieux, maintenant, pourquoi le ministre de l’Education nationale et son entourage se montrent si réticents à l’institution d’un numerus clausus dans les facultés de médecine. C’est que, dans tous les cas de figure, c’est à eux qu’il reviendrait d’affronter les oppositions qu’une telle mesure risquait de susciter. Le constat du directeur général de la santé, selon qui, Olivier Guichard « serait entouré d’anti-sélectionnistes non pas de principe, mais par peur des réactions », est donc globalement juste [26][26] Archives intermédiaires de la Direction générale de.... Pour les membres d’un gouvernement, la sensibilité politique d’une question ne consiste donc pas seulement dans sa capacité à susciter des oppositions à la fois fortement médiatisées et perçues positivement par les journalistes, mais réside également dans des mécanismes routiniers d’imputation des responsabilités politiques, eux-mêmes fonction de la division du travail bureaucratique et politique. De ce fait, si le ministre chargé de la Santé se montre au contraire très favorable à la mise en place d’un numerus clausus, ce n’est pas seulement en raison de l’influence qu’exercent auprès de lui les dirigeants du SAEM, de l’Ordre des médecins ou de la Fédération hospitalière de France ; c’est aussi parce qu’en raison des responsabilités qu’il est supposé assumer sur les questions hospitalières, c’est l’absence de numerus clausus qui pourrait le mettre en difficulté. En l’absence de mesures de sélection, de nombreux étudiants de médecine risqueraient de ne pas avoir de place de stage à l’hôpital, ce qui pourrait provoquer des mécontentements parmi ces derniers ou conduire certains opposants politiques à lui reprocher de « ne pas construire assez de CHU [27][27] Ibid. ».

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La manière dont a été instituée la « sélection » en fin de première année de médecine en 1971 apparaît donc largement comme un compromis entre le ministère chargé de la Santé et le ministère chargé du Budget, d’une part, et le ministère de l’Education nationale de l’autre. En échange d’un accord sur le principe d’un concours en début d’études médicales, ce dernier a obtenu qu’il soit institué et mis en œuvre de manière pragmatique, de manière à désamorcer les oppositions qu’une telle mesure risquait de susciter.

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Contrairement à d’autres types de décisions politiques, fortement mises en scènes et érigées en « tournants » en matière d’action publique [28][28] Sur ce type de décision, voir Sylvain Laurens, « “1974”..., les pouvoirs publics se sont efforcés, autant que possible, de minimiser la portée de la loi du 30 juin 1971 instituant, sans le dire expressément, un numerus clausus en fin de première année de médecine. Et plutôt que de se prévaloir publiquement des « succès » rencontrés dans sa mise en œuvre, ils ont préféré, pendant plusieurs années, rester extrêmement discrets sur ce sujet.

Minimiser les risques politiques

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Les responsables du ministère de l’Education nationale se sont tout d’abord efforcés de proposer des mesures purement réglementaires, qui devaient éviter que la loi Edgar Faure de 1968 ne soit redébattue au Parlement sur une question perçue comme aussi sensible que celle de la sélection à l’université. Aussi proposent-ils initialement un arrêté devant permettre de fixer chaque année le nombre d’étudiants autorisés à poursuivre des études de médecine. Ce texte est soumis en juin 1970 au Conseil d’Etat. Lorsqu’il est délibéré en assemblée générale, le 30 juin, le chargé de mission du ministre de l’Education nationale précise que le projet d’une solution réglementaire au problème de la sélection est « mû par des considérations d’opportunité » [29][29] Nous nous appuyons sur les notes manuscrites des réunions.... L’argumentaire juridique du ministère de l’Education nationale est néanmoins rejeté, non seulement parce que « les textes sont clairs » et « excluent toute sélection quantitative », mais aussi parce que toute tentative de passage en force sur le plan juridique pourrait favoriser une « résurgence de mai 1968 », bien plus qu’une modification, dans les formes, de la loi Edgar Faure [30][30] Source : ibid..

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L’impossibilité d’instituer une limitation du nombre d’étudiants dans les facultés de médecine par voie réglementaire conduit donc le ministère de l’Education nationale et le ministère chargé de la Santé à proposer un texte modifiant l’article 45 de la loi Edgar Faure relatif aux études médicales. Avec d’autres dispositions relatives à l’enseignement supérieur, celui-ci est mis à l’ordre du jour du conseil des ministres puis adopté, pratiquement sans modification, par le Parlement le 30 juin 1971.

33

Conformément à ce que souhaitait le ministre de l’Education nationale, ce texte de loi représente une « solution qui minimise les risques politiques » [31][31] D’après l’expression employée par le ministre chargé.... Tout d’abord, le projet d’une régulation démographique des spécialités, qui avait également été envisagé, est remis à plus tard, le cabinet du ministre de l’Education nationale y étant opposé « pour des raisons d’opportunité politique » [32][32] D’après une note de cabinet pour le ministre chargé.... La loi porte donc uniquement sur la limitation du nombre total d’étudiants inscrits dans les facultés de médecine. Ensuite, les termes de la loi sont choisis avec soin : il n’est nulle part question de « sélection », et encore moins d’instituer un « concours » ou un « numerus clausus ». Il est fait mention d’une simple « limitation » des étudiants admis en deuxième année de médecine en fonction du nombre de postes jugés formateurs dans les services hospitaliers. Ce point est décisif. En effet, de 1969 à 1971, le cabinet du ministre chargé de la Santé et la Direction générale de la santé n’ont eu de cesse de demander, tout comme le SAEM ou l’Ordre des médecins, que « l’accent soit mis sur l’évaluation des besoins et les possibilités pédagogiques plus que sur la capacité d’accueil des hôpitaux » [33][33] D’après les termes employés par Pierre Charbonneau,.... Il s’agissait ainsi de donner toute latitude aux ministres de fixer le nombre d’étudiants admis chaque année à poursuivre des études médicales en fonction des « besoins » en médecins qu’ils considéreraient comme légitimes. Cependant, un tel critère est jugé irrecevable par le ministère de l’Education nationale, non seulement en raison de sa fragilité intrinsèque, mais aussi parce qu’il justifiait l’institution d’une limitation du nombre d’étudiants de médecine pour des raisons non spécifiques à la médecine. Lors d’une réunion qui se tient en mars 1971 entre les représentants des deux ministères, un chargé de mission du ministre de l’Education nationale note : « Sur critères besoins du pays : Côté E[ducation] N[ationa]le : difficile de s’engager sur ce terrain : a/ le chiffrement [est] très difficile. b/ dangereux pour Min[istre] E[ducation] N[ationa]le de s’engager sur terrain sélection va être généralisée pour adéquation aux besoins de l’économie. D’où préfère limitation fondée sur possibilités de formation » (archives intermédiaires de la Direction générale de la santé, DGS/96/050, art. 2).

34

Le choix d’une limitation des effectifs d’étudiants en médecine en fonction des capacités formatrices des hôpitaux présente donc deux avantages politiques : tout d’abord, la détermination du nombre de postes jugés « formateurs » dans les services hospitaliers par les autorités hospitalo-universitaires locales apparaît plus difficile à contester que l’évaluation des besoins de la population en médecins, qui risquait d’être plus facilement contestée. Mais surtout, comme le dit lors de la même réunion un autre membre du cabinet du ministre de l’Education nationale, la justification de la limitation des effectifs d’étudiants par la seule nécessité de garantir à ceux-ci une formation clinique est une bonne « façon d’habiller les choses ». Il faut en effet éviter que le problème de la sélection dans les facultés de médecine ne puisse être reformulé dans les termes du problème, plus général, de la sélection à l’université, ce qui pourrait favoriser un élargissement des oppositions au delà des facultés de médecine. La spécificité de l’enseignement médical qui, contrairement aux études de lettres ou aux études de droit, est dispensé pour une part essentielle en dehors de l’université, sous forme de stages pratiques dans les hôpitaux, est ainsi particulièrement mise en avant. C’est en ce sens que la généralisation de l’externat - et donc l’octroi de fonctions hospitalières - à tous les étudiants à partir de la rentrée universitaire de 1968 est une justification essentielle de la « sélection ». Dans une lettre initialement adressée à un député de sa majorité, lui-même saisi par le SAEM qui l’a rendue publique en décembre 1971, le ministre de l’Education nationale explique ainsi :

35

« On voit […] que les accusations de malthusianisme qui sont portées contre les auteurs de la loi du 12 juillet 1971 sont dénuées de fondement. Si le Parlement a été conduit à prendre les mesures de limitation que l’on a rappelées, c’est pour permettre à tous les étudiants de se former par l’exercice effectif d’une activité hospitalière […]. J’ai toujours prêté la plus scrupuleuse attention à ce que les considérations tirées de la démographie médicale n’interviennent pas dans un débat qui avait pour objet la qualité de la formation des médecins de demain ».

(Le Monde, 4 décembre 1971)

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Les autres caractéristiques du nouveau dispositif visaient également à désamorcer les oppositions qu’une loi instituant un numerus clausus dans une filière universitaire risquait de susciter. Il en va ainsi, tout d’abord, de l’organisation de la « sélection » en fin de première année d’études et non pas directement après le baccalauréat : « Alors, vous allez me dire, pourquoi ne pas faire la sélection avant l’entrée dans les études médicales ?

  • Effectivement, ça a été discuté à l’époque.

  • C’était effectivement une solution, mais ça revenait à faire une sélection avant l’entrée à l’université, et cela, M. Edgar Faure et l’ensemble des présidents d’université y étaient hostiles, car les étudiants ne voulaient pas entendre parler de sélection, et ça aurait sans doute remis le feu dans les universités, si on avait accepté cette solution » (entretien avec un professeur de médecine parisien, conseiller technique du ministre de l’Education nationale de juillet 1968 à juin 1969, 5 novembre 2004).

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Par ailleurs, la loi prévoit la mise en place d’un diplôme universitaire de biologie, destiné prioritairement aux étudiants qui n’auraient pas franchi le barrage du numerus clausus. Bien qu’il ait été argué que la mise en place de ce diplôme devait aider à combler une pénurie de personnel paramédical qualifié en biologie, il présentait surtout un intérêt politique. Une version quasi-définitive du rapport d’un groupe de travail Education nationale-Affaires sociales sur le premier cycle des études médicales notait ainsi, en mars 1969 : « La proportion des étudiants éliminés qui se dirigeraient vers les professions paramédicales est faible. Il serait psychologiquement important, même si cette voie est peu utilisée, de l’organiser » (archives de la Direction générale de la santé, CAC 19780556, art. 1).

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En bref, la création d’un diplôme universitaire de biologie, institué par décret le 13 octobre 1972, relevait surtout d’une stratégie de communication. Le ministre de l’Education nationale avait ainsi beau jeu de répondre à ceux qui dénonçaient une « sélection-couperet » : « Sans sous-estimer la déception de jeunes qui, après une année de travail, échouent non du fait de leur insuffisante capacité, mais parce qu’ils ont été primés par des camarades meilleurs qu’eux, il convient […] de souligner qu’ils ne se trouvent nullement sans issue » (réponse, publiée le 1er décembre 1972, du ministre de l’Education nationale à la question orale d’un député, citée dans Le Concours médical, 94 (51), 16 décembre 1972).

39

Enfin, l’architecture du nouveau dispositif prévoyait qu’il ne reviendrait ni au ministre de l’Education nationale ni au ministre chargé de la Santé de fixer chaque année le nombre d’étudiants autorisés à s’inscrire en deuxième année d’études médicales. Le rôle des ministres se borne à fixer par arrêté annuel le nombre d’étudiants de quatrième, cinquième et sixième année pouvant être accueillis, pour leur formation clinique, dans les services hospitaliers. Ceux-ci sont supposés suivre l’avis de « Comités de coordination hospitalo-universitaires (CCHU) » constitués dans chaque région sanitaire et principalement composés de médecins hospitalo-universitaires. Cependant, aucun texte ne vient préciser en quoi doit consister un service hospitalier « formateur » pour un étudiant hospitalier. Bien que des circulaires du ministère de l’Education nationale aient défini des critères devant permettre de calculer le nombre d’étudiants pouvant être accueillis dans les hôpitaux, les CCHU disposent d’une grande latitude dans leur interprétation [34][34] Le critère le plus important était le nombre minimum.... En outre, il revient aux seules facultés, d’après les termes de la loi, de « fixer en conséquence le nombre d’étudiants admis à poursuivre des études médicales […] au-delà de la première année ». Autrement dit, le nombre de postes au concours - qui n’est pas officiellement désigné comme tel, ce qui contribua à produire, à partir de 1972, le problème des « reçus-collés », c’est-à-dire des étudiants qui avaient réussi leurs examens de fin de première année mais qui, faute d’être classés « en rang utile », n’avaient pas été admis en deuxième année - n’est pas fixé directement par l’Etat, mais par les facultés de médecine. C’est à elles qu’il revient de fixer le nombre d’étudiants qu’elles peuvent accueillir en deuxième année, de manière à ce qu’à partir de la quatrième année d’études, le nombre d’étudiants restants soit proportionné aux capacités de formation des hôpitaux. Bien entendu, le calcul du taux de déperdition d’étudiants entre les deuxième et quatrième années peut faire l’objet d’une grande marge d’interprétation. Quant aux « modalités selon lesquelles il sera procédé à cette limitation », il revient aux universités, au nom de leur autonomie supposée, de les fixer en relation avec les facultés de médecine et non pas, là encore, à l’Etat.

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Le ministre de l’Education nationale et son entourage ont donc recouru à différents types de stratégies pour minimiser les risques politiques que comportait, à leurs yeux, l’institution d’un numerus clausus en médecine. Celles-ci ont tout d’abord été d’ordre juridique (comme la recherche d’une solution réglementaire et non pas législative au problème, ou l’invocation de l’autonomie des universités pour refuser de fixer directement le nombre de postes offerts au concours). Mais il s’est agi, plus généralement, de stratégies symboliques, visant à la fois à imposer une représentation bien déterminée du problème et à entretenir un certain flou sur la manière dont il serait réglé. Flou qui n’a été dissipé que de manière très progressive.

Imposer graduellement la règle

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Le premier arrêté fixant « le nombre des étudiants susceptibles d’être accueillis pour leur formation clinique et pratique dans les services hospitaliers » est signé par le ministre de la Santé publique et de la Sécurité sociale et par le ministre de l’Education nationale le 21 octobre 1971 : ce nombre est fixé à 25 764 pour l’année 1974-1975, ce qui signifie que les facultés de médecine ne devraient pas accueillir, à la rentrée universitaire de 1972, un effectif d’étudiants en deuxième année supérieur à un tiers de ce nombre, soit environ 8 600 étudiants. Tel qu’il est ainsi calculé, ce quota apparaît très largement supérieur à ce qu’exigeaient l’Ordre des médecins et le SAEM. En effet, les ministres se sont strictement conformés aux propositions des CCHU. Une circulaire leur demandant combien d’étudiants hospitaliers les hôpitaux de leur région seraient susceptibles d’accueillir en 1974-1975 leur a été adressée le 23 août 1971. Au début du mois d’octobre, la Direction générale de la santé est en mesure d’additionner les propositions des CCHU : au total, ceux-ci estiment que 25 724 étudiants de deuxième, troisième et quatrième année de deuxième cycle pourraient être accueillis dans les établissements hospitaliers, soit bien plus que ce que souhaitait la Direction générale de la santé [35][35] Note de cabinet pour le ministre chargé de la Santé....

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Analysant ces propositions, le directeur général de la santé propose trois solutions : 1° retenir sans modifications les chiffres proposés par les comités ; 2° ne rectifier que les excès les plus importants, ce qui aboutirait à retenir 24 894 postes (soit des promotions annuelles de 8 300 étudiants) ; 3° ou procéder à des corrections importantes tenant compte « des prises en considérations abusives de nouveaux services », « des postes proposés dans des établissements trop éloignés du CHU [centre hospitalo-universitaire] » ou encore « des postes non formateurs en raison soit de la nature des services, soit du manque d’encadrement ». Cette dernière solution aboutirait à retenir 18 408 postes d’étudiants hospitaliers, ce qui aboutirait à former des promotions annuelles d’environ 6 100 étudiants [36][36] Note du directeur général de la santé du 18 octobre....

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Pour le directeur général de la santé, il ne fait pas de doute que la troisième solution « est la seule qui soit compatible avec les impératifs de la Santé publique à savoir la nécessité de garantir aux futurs médecins une formation clinique et pratique de qualité ». Ce n’est cependant pas celle qui est retenue par les ministres. Les propositions des CCHU présentaient en effet l’avantage politique de permettre de former des promotions annuelles d’environ 8 600 étudiants à partir de la deuxième année du deuxième cycle, soit des chiffres analogues à ceux des années immédiatement antérieures. Saisis par de multiples demandes d’étudiants ou de collectifs d’étudiants s’estimant lésés par l’introduction des nouvelles mesures de sélection soutenues dans certains cas par des députés ou par des sénateurs, le ministre de l’Education nationale leur répond invariablement la même chose, comme à ce député du Gard qui fait état de la sévère sélection dont les étudiants de Montpellier seraient victimes : « Il ne m’apparaît […] pas que les perspectives des étudiants en médecine de Montpellier aient été bouleversées par les mesures de limitation et que leurs chances de poursuivre les études qu’ils ont entamées ont été réduites par rapport aux années antérieures » (lettre datée du 20 décembre 1972, archives du ministère de l’Education nationale, CAC 19870207, art. 2).

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La fixation du numerus clausus à un niveau relativement élevé apparaît donc, au début des années 1970, comme une composante essentielle de sa légitimation aux yeux des autorités publiques : il s’agit, avant tout, de ne pas donner prise à l’accusation de « malthusianisme », l’essentiel étant, dans l’immédiat, que le principe du numerus clausus ne soit pas contesté et que le nombre des étudiants en médecine, faute de pouvoir être diminué, soit au moins stabilisé. Cela explique que jusqu’en 1977-1978, le nombre d’étudiants pouvant être accueillis pour leur formation dans les établissements hospitaliers fixé par les arrêtés annuels du ministre chargé de la Santé et du ministre de l’Education nationale n’a pratiquement pas été diminué, et a même été légèrement augmenté. Après être passé de 25 764 à 25 691 entre 1971-1972 et 1973-1974, il passe progressivement à 25 983 en 1976-1977.

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Cependant, non seulement les autorités ministérielles ont fixé ces quotas à un niveau relativement élevé, mais elles se sont montrées assez indulgentes durant les premières années de leur application. En effet, il était tacitement entendu que les facultés ne devaient admettre en deuxième année de médecine qu’un nombre d’étudiants égal à un tiers maximum du nombre de postes hospitaliers jugés formateurs en second cycle. Ainsi, les facultés de médecine n’auraient pas dû inscrire plus de 8 588 étudiants en deuxième année à la rentrée de 1972. Or, le nombre d’étudiants effectivement inscrits est beaucoup plus élevé : on en compte environ 11 200 en 1972-1973 et en 1973-1974 [37][37] Source : ministère de l’Education nationale.. Ces dépassements ne s’expliquent pas seulement par la prise en compte des redoublants. En effet, le nombre de postes offerts par les facultés au concours de fin de première année est supérieur à ce que souhaitent les pouvoirs publics : d’après un tableau établi par les services du ministère de l’Education nationale, il a été, en 1973, de 9 620, soit un chiffre supérieur de 12,2 % à ce qu’aurait exigé une application stricte des quotas. Dans onze facultés, dont dix de province, les dépassements observés sont de plus de 20 % [38][38] Archives du cabinet de Joseph Fontanet, ministre de.... La crainte de désordres étudiants explique peut-être en partie ces dépassements. Mais surtout, même si les médecins hospitalo-universitaires peuvent être convaincus de la nécessité de former moins d’étudiants, ils sont en concurrence entre eux pour l’obtention de postes hospitalo-universitaires et de crédits ministériels. La lettre que le doyen de la faculté de médecine d’Angers adresse en octobre 1973 au ministre chargé de la Santé est assez représentative des demandes que les autorités hospitalo-universitaires adressent alors à leurs tutelles, et que l’on retrouve, fort nombreuses, dans les archives des ministères. Ce doyen conteste en effet l’arrêté ayant fixé le nombre maximal d’étudiants pouvant être accueillis dans les hôpitaux rattachés à sa faculté : « Le nombre retenu pour Angers est, proportionnellement aux possibilités de formation, l’un des plus faibles, et cela n’est pas sans conséquences, en ce qui concerne l’attribution des moyens de développement.

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L’hôpital d’Angers et celui de Tours ont un nombre de lits actifs à peu près équivalent. L’hôpital d’Amiens n’a que les deux-tiers environ de celui d’Angers. Le nombre des étudiants hospitaliers est respectivement de 385 (Angers), 560 (Tours), 433 (Amiens).

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Cette constatation amène à faire les remarques suivantes : 1/ La répartition des étudiants en médecine, sur le plan national, ne se fait pas en fonction des possibilités de formation clinique offertes par les CHU. 2/ Les créations de postes de maîtres de conférences agrégés se faisant uniquement d’après le nombre des étudiants en médecine, à l’exclusion de tout autre critère semble-t-il, certains CHU seront ainsi privilégiés au détriment des autres. 3/ Le personnel CHU doit faire face non seulement aux tâches d’enseignement, mais également à des activités hospitalières. Si deux CHR, de même importance et d’activité hospitalière comparable, reçoivent un contingent de postes CHU très différent, en raison de la disparité du nombre autorisé d’étudiants hospitaliers, les charges hospitalières seront beaucoup plus lourdes dans l’un que dans l’autre. » (Archives du ministère de l’Education nationale, CAC 19800491, art. 19. Souligné dans le texte original).

48

Une note du directeur général de l’enseignement supérieur fait état, en 1973, de la généralité du problème : « En général, les comités [les CCHU] n’ont pas cherché à réduire le nombre des postes existants, dont pourtant presque tout le monde s’accordait auparavant à dire qu’ils n’avaient pas de valeur formatrice, et qu’ils n’avaient été créés que par nécessité, pour répondre au nombre grandissant des étudiants en cours d’études. Cette attitude n’est compréhensible que dans la mesure où ces comités sont inévitablement sensibles aux besoins locaux en équipements, et qu’un nombre important d’étudiants viendra justifier des demandes en équipements nouveaux, et en personnel enseignant » (archives de la Direction générale de la santé, CAC 19780556, art. 2).

49

Du nombre d’étudiants dépendent en effet les créations de postes hospitalo-universitaires et l’ouverture de nouveaux laboratoires ou services hospitaliers. Dans la mesure où, en dépit d’un contexte relativement favorable, de tels postes constituent un bien rare, les autorités hospitalo-universitaires locales ont tout intérêt à « gonfler » leurs capacités de formation en inventant des stages « bidon », d’après les termes mêmes de la Direction générale de la santé et de la Direction générale de l’enseignement supérieur. Cela explique qu’en 1971, la plupart des CCHU aient affirmé qu’ils pouvaient former un nombre d’étudiants bien supérieur à ce que la Direction générale de la santé jugeait raisonnable et que certaines facultés dépassent délibérément les quotas fixés par les pouvoirs publics.

50

Face à ces pratiques, les pouvoirs publics optent initialement pour une stratégie de tolérance collective. En octobre 1973, une circulaire ministérielle autorise les facultés de médecine à appliquer un « coefficient d’attrition » de 5 % maximum par rapport au nombre d’étudiants qu’elles devraient normalement admettre en deuxième année si aucun n’abandonnait avant d’arriver en quatrième année de médecine, première année d’études à être assortie de fonctions hospitalières obligatoires. En septembre 1974, une autre circulaire autorise les facultés à ne pas inclure un certain nombre d’étudiants étrangers dans les quotas fixés par le ministère : chaque faculté peut admettre en surnombre un effectif d’étudiants étrangers correspondant à 5 % du nombre d’étudiants admis en deuxième année dans le cadre du quota, à condition qu’ils aient obtenu un classement égal ou supérieur à celui du dernier étudiant français admis. Ainsi, trois ans après la loi votée en 1971, les autorités ministérielles tolèrent que le numerus clausus puisse être dépassé d’environ 10 % par les facultés de médecine. À cette date, seules cinq facultés pratiquent encore des dépassements jugés excessifs au regard de ces normes, contre treize l’année précédente. Le ministère de l’Education nationale se borne à leur adresser « une note très ferme, appelant leur attention sur ce dépassement et indiquant qu’aucune dérogation ne leur sera accordée ultérieurement [39][39] Archives du ministère de l’Education nationale, CAC... ». En 1975, le ministère annule ainsi les décisions de deux conseils de faculté qui ont accepté trop d’étudiants en deuxième année, des dérogations étant accordées à deux autres. En 1976 enfin, une nouvelle circulaire vient interdire tout dépassement du numerus clausus, sauf pour les étudiants étrangers : l’application du « coefficient d’attrition » n’est plus tolérée. De même, la circulaire demande aux doyens de ne plus autoriser les étudiants à tripler leur première année de médecine « que dans les cas de force majeure [40][40] Circulaire n° 1260/DESUP10-DGS/1025/SDPS1 du 21 décembre... », alors que trois ans auparavant, une autre circulaire demandait aux doyens de considérer de telles demandes « avec bienveillance [41][41] Circulaire n° 1451/DGESUP6 du 13 novembre 1973. ». Ainsi, en 1976, seule une faculté voit sa décision annulée, tandis qu’une autre continue à bénéficier d’une exemption (qui sera normalisée l’année suivante). Toutes les autres facultés se conforment alors strictement à la règle.

51

Ainsi, la mise en œuvre du numerus clausus est progressive. Entre 1972 et 1974, les dépassements pratiqués par les facultés sont encore nombreux et largement tolérés. En effet, durant cette période, les craintes de troubles universitaires sont encore fortes et il apparaît politiquement risqué d’annuler des décisions prises par les conseils de faculté. Dans une note rédigée en janvier 1974, le directeur général de l’enseignement supérieur explique ainsi qu’il serait préférable de tolérer les dépassements pratiqués par les facultés, car « les chiffres fixés par les UER sont maintenant certainement connus des étudiants, ce qui laisse craindre une relance de l’agitation dans le cas où des annulations seraient prononcées [42][42] Archives du cabinet de Joseph Fontanet, CAC 19870193,... ». Ce qui importe toutefois, c’est qu’« aucune publicité ne devrait être faite sur les dépassements ». Les entorses à l’universalité de la nouvelle règle devaient donc rester discrètes, faute de quoi sa crédibilité (et celle des pouvoirs publics) aurait pu être remise en question [43][43] Sur la discrétion requise lorsque les pouvoirs publics.... Ce qui importait donc d’abord et avant tout, c’était de faire accepter publiquement la nouvelle règle du jeu, au prix d’une certaine latitude dans son application. En bref, de faire valoir le nouveau principe plutôt que de chercher à l’imposer de force. C’est ainsi que les revendications des associations d’étudiants « reçus-collés » et de leurs parents sont systématiquement rejetées, d’abord et avant tout parce qu’elles sont exprimées publiquement dans les journaux et dans les médias audiovisuels et qu’il faut faire passer le message selon lequel les règles du jeu ont changé [44][44] Le mouvement des « reçuscollés » a connu une certaine.... De fait, les recensions journalistiques de grèves ou de mobilisations étudiantes contre la mise en œuvre du numerus clausus, déjà bien moins nombreuses à l’automne 1972 que lors des mobilisations contre l’arrêté Guichard-Boulin du 26 septembre 1969, se font encore plus rares l’année suivante et disparaissent ensuite quasi totalement. Ce n’est donc qu’à partir de 1975 et surtout de 1976 que les pouvoirs publics se sont sentis suffisamment forts pour appliquer la nouvelle règle dans toute sa rigueur.

52

En 1971, les autorités publiques ont donc institué, sans le dire officiellement, un numerus clausus en fin de première année d’études médicales. Celui-ci est fixé en fonction des capacités de formation des hôpitaux. Dans la mesure où les administrations ministérielles ne disposent ni des moyens ni de la légitimité nécessaire pour procéder à l’évaluation de ces capacités de formation à la place des responsables hospitalo-universitaires locaux, les pouvoirs publics disposent donc de peu de marges de manœuvre dans la détermination du numerus clausus. C’est la raison pour laquelle ils ont à nouveau cherché à obtenir qu’il soit fixé également en fonction des « besoins de santé » de la population - critère qui, en raison de son caractère relativement flou, leur offrait une plus grande latitude d’action. Tirant profit de l’affaiblissement des luttes universitaires et des inquiétudes accrues que suscite l’accroissement du nombre de médecins parmi les syndicats de médecins libéraux, le gouvernement réussit à faire voter un article de loi en ce sens en 1979. Le nouveau numerus clausus a pu ainsi être réduit de moitié entre la fin des années 1970 et le début des années 1990.

53

Le numerus clausus de médecine tel qu’il existe encore aujourd’hui a donc été modelé entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970 de manière progressive, en fonction de l’appréciation par les dirigeants politiques et les administrations ministérielles de ce qu’il était politiquement possible de faire ou non. Les difficultés qu’ont rencontrées initialement les partisans d’un concours très sélectif en début d’études médicales à obtenir satisfaction auprès des pouvoirs publics témoignent ainsi de l’autonomie relative des institutions administratives et politiques vis-à-vis des demandes qui leur sont adressées. Il ne suffit pas, comme les dirigeants du Syndicat autonome des enseignants de médecine et de l’Ordre des Médecins en ont fait l’expérience, d’être soutenu par des administrations puissantes et d’être proche de la majorité gouvernementale pour voir ses revendications rapidement satisfaites. En effet, les intérêts proprement politiques de certains membres du gouvernement les ont conduits à s’opposer à une mesure qui comportait à leurs yeux des risques politiques importants. Et lorsqu’ils se sont vus malgré tout contraints de l’inscrire sur leur agenda puis de la mettre en œuvre, ils ont eu recours à un certain nombre de « règles pragmatiques [45][45] D’après l’expression de F. G. Bailey, Les règles du... » ou de stratégies éprouvées visant à limiter les risques de contestation et à éviter un affaiblissement de leur autorité politique.

54

Le cas de l’institution et de la mise en œuvre du numerus clausus de médecine dans les années 1970 permet ainsi de voir en quoi consistent certaines de ces règles pragmatiques. Pour les responsables politiques et leurs entourages immédiats, elles consistent d’abord à chercher à traiter les questions les plus sensibles à leurs yeux dans des espaces relativement confinés, de manière à éviter qu’une trop grande publicité ne leur soit donnée. Elles consistent ensuite à présenter les problèmes et les réponses qui leur sont apportées dans des termes publiquement recevables. Enfin, elles consistent à jouer avec le temps, c’est-à-dire à essayer de repousser l’adoption des décisions les plus risquées politiquement à un moment jugé plus opportun, puis à les mettre en œuvre de manière progressive, en fonction de l’évolution du contexte et des rapports de force politiques. Ces logiques proprement politiques expliquent pour une bonne part qu’un si grand nombre d’étudiants ait continué à être accueilli dans les facultés de médecine plusieurs années après l’institution du numerus clausus, contribuant ainsi, entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980, à un accroissement démographique sans précédent du corps médical en France.

Notes

[1]

Jacqueline Gottely, « La place des étudiants en médecine, pharmacie et dentaire dans l’enseignement supérieur », Solidarité santé - Etudes statistiques, n° 5-6, 1984, p. 18.

[2]

Par « années 68 », il s’agit de désigner une période allant du milieu des années 1960 à la fin des années 1970, caractérisée par des tentatives diffuses et multiformes de remises en cause des rapports d’autorité préexistants dans le monde du travail, l’église, l’école, la médecine, etc. Voir notamment Geneviève Dreyfus-Armand et al. (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000 ; Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective, 1962-1981, Paris, La Découverte, 2008 ; Dominique Damamme et al. (dir.), Mai-juin 1968, Paris, Les Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières, 2008.

[3]

Voir Jean-Michel Eymeri, « Frontière ou marches ? De la contribution de la haute administration à la production du politique », in Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 55-57.

[4]

Voir notamment R. Kent Weaver, « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy, vol. 6, n° 4, 1986, p. 371-398 ; Paul Pierson, Dismantling the Welfare State ? Reagan, Thatcher, and the Politics of Retrenchment, 1994, Cambridge, Cambridge University Press ; Bruno Palier, « Les instruments traceurs du changement. La politique des retraites en France », in Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 273-300.

[5]

Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990 [1980], p. 50-68 notamment ; James C. Scott, La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne, Paris, Editions Amsterdam, 2008 [1990].

[6]

Ces données ont été complétées par des dépouillements sélectifs de la presse d’information nationale et par des entretiens avec certains porte-paroles du corps médical, anciens membres de cabinets ministériels et agents des services centraux de l’Etat. Elles ont été recueillies durant la préparation d’une thèse de doctorat. Voir Marc-Olivier Déplaude, L’emprise des quotas. Les médecins, l’Etat et la régulation démographique du corps médical (années 1960-années 2000), thèse de doctorat en sciences politiques, Université Paris 1, 2007.

[7]

Pour une analyse plus détaillée de la refondation du SAEM et des luttes dans lesquelles ses dirigeants se sont engagés, voir Marc-Olivier Déplaude, « Une mobilisation contre-révolutionnaire : la refondation du Syndicat autonome des enseignants de médecine en mai 1968 et sa lutte pour la « sélection » », Sociétés contemporaines, n° 73, 2009, p. 21-45.

[8]

D’après les termes employés par l’un des dirigeants du SAEM dans les mémoires qu’il a écrits pour ses proches, et qu’il a eu l’obligeance de nous communiquer.

[9]

Source : ministère de l’Education nationale. Jusqu’en 1968, l’année préparatoire de médecine était le plus souvent enseignée dans les facultés de sciences. L’obtention à la fin de cette année d’études du « Certificat préparatoire aux études médicales » (CPEM) conditionnait l’inscription en première année d’études médicales et odontologiques. Après les événements de mai 1968, cette année préparatoire a été intégrée officiellement aux études de médecine et est devenue la première année d’études médicales et odontologiques.

[11]

A la veille des événements de mai 1968, seul un tiers des étudiants en médecine réussissait à obtenir un poste d’externe - et moins encore dans certaines facultés, comme celles du Sud de la France.

[12]

Fondée en 1967, la FMF regroupait au moment de sa création des médecins opposés à la mise en place de tarifs opposables par les caisses de Sécurité sociale et attachés au contraire au principe de « l’entente directe », c’est-à-dire de la libre fixation des honoraires par les médecins au regard des revenus supposés de leurs patients.

[13]

SAEM, Médecine Enseignement Recherche : positions et propositions, mai 1969, respectivement p. 56 et 17.

[14]

Fondée en 1924, la FHF, qui représente l’ensemble des directeurs et administrateurs des hôpitaux publics, est une organisation influente, tant par les ressources matérielles dont elle dispose, que par le fait qu’elle compte, parmi les administrateurs, des hommes politiques de premier plan, au niveau local ou national. Créé en 1937, le Syndicat national des médecins, chirurgiens et biologistes des hôpitaux publics revendiquait, en 1966, 4 000 adhérents à jour de leur cotisation, soit environ 80 % des médecins à temps plein ou à temps partiel des hôpitaux publics (La médecine hospitalière, n° 6, mars 1966).

[15]

La première année est commune aux étudiants se destinant aux études de médecine ou d’odontologie. Source : ministère de l’Education nationale.

[16]

Voir par exemple SAEM, op. cit., p. 56, et Bulletin de l’Ordre des médecins, n° 1, mars 1969, p. 54.

[17]

Diverses mesures ont cherché à encadrer depuis les pratiques de prescription des médecins ou à remettre en cause le pouvoir des médecins dans ce domaine, comme la mise en place des « profils » de prescription à la fin des années 1970, la diffusion de normes de « bonnes pratiques » cliniques ou la possibilité offerte aux pharmaciens, depuis 1999, de substituer aux médicaments prescrits par les médecins des médicaments dits « génériques » moins coûteux.

[18]

Source : ministère chargé de la Santé.

[19]

En 1972, une note de la Direction de la prévision relève ainsi que « toute intervention des pouvoirs publics dans ce domaine est rendue extrêmement délicate, tant par les réactions des multiples groupes concernés que du fait de la grande sensibilisation de l’opinion publique aux problèmes de santé, et l’action gouvernementale doit donc être très prudente » (archives de la Direction de la prévision, B52 395).

[20]

Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie et des Finances de mai 1968 à janvier 1971, Jacques Chirac a occupé ensuite le poste hautement stratégique de ministre délégué chargé des relations avec le Parlement jusqu’en juillet 1972.

[21]

Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998, p. 353.

[22]

D’après une allocution de Gaston Meyniel, président du SAEM en 1968 puis président de la Conférence des doyens de faculté de médecine. Cette allocution a été reproduite dans un ouvrage édité par l’Université de Clermont I, La contribution de la présidence de Georges Pompidou à la Ve République : colloque national, 14-15 avril 1994, organisé par l’Université d’Auvergne avec le concours du Conseil Général du Cantal, Paris, Montchrestien, 1994, p. 403-410.

[23]

Dans une note manuscrite rédigée par un agent de la Direction générale de la santé en avril 1971, il est par exemple précisé, à propos d’une réunion avec le directeur de cabinet du ministre de l’Education nationale : M. *** (le chargé de mission du Président de la République) « venait, à titre personnel, inciter à la fermeté » le ministre chargé de la Santé (archives intermédiaires de la Direction générale de la santé, DGS/96/050, art. 1).

[24]

Nous nous appuyons, s’agissant de ces réunions, sur les archives de la Direction générale de la santé, CAC 19780556, art. 1.

[25]

En outre, le Conseil d’Etat, saisi notamment par le SNE Sup, a, dans un arrêt rendu en février 1970, annulé certaines dispositions de l’arrêté jugées contraires à la loi d’orientation sur l’enseignement supérieur de novembre 1968.

[26]

Archives intermédiaires de la Direction générale de la santé, DGS/96/050, art. 2.

[28]

Sur ce type de décision, voir Sylvain Laurens, « “1974” et la fermeture des frontières. Analyse critique d’une décision érigée en turning point », Politix, n° 82, 2008, p. 69-94.

[29]

Nous nous appuyons sur les notes manuscrites des réunions au Conseil d’Etat qui ont été conservées dans les archives intermédiaires de la Direction générale de la santé (DGS/96/050, art. 2).

[31]

D’après l’expression employée par le ministre chargé de la Santé dans une lettre adressée au ministre de l’Education nationale le 30 avril 1971 (archives intermédiaires de la Direction générale de la santé, DGS/96/050, art. 1).

[32]

D’après une note de cabinet pour le ministre chargé de la Santé datée du 10 mars 1971. Source : ibid.

[33]

D’après les termes employés par Pierre Charbonneau, nommé conseiller technique du ministre chargé de la santé en 1969 puis directeur général de la santé en 1970, lors d’une réunion au ministère de l’Education nationale en juillet 1969 (archives de la Direction générale de la santé, CAC 19780556, art. 1).

[34]

Le critère le plus important était le nombre minimum de lits par étudiant jugé acceptable dans un service hospitalier reconnu comme formateur. On distinguait ainsi les services des centres hospitaliers régionaux (1 étudiant pour 5 à 6 lits « actifs ») de ceux des hôpitaux généraux (1 étudiant pour 12 à 15 lits) et de ceux des hôpitaux psychiatriques et des sanatoriums (1 étudiant pour 25 à 35 lits). Mais l’application d’un tel critère laissait aux doyens et médecins hospitalo-universitaires une grande marge de jeu, dans la mesure où ceux-ci restaient maîtres de la qualification des services hospitaliers comme formateurs.

[35]

Note de cabinet pour le ministre chargé de la Santé du 12 octobre 1971, archives intermédiaires de la Direction générale de la santé, DGS/96/050, art. 1.

[36]

Note du directeur général de la santé du 18 octobre 1971. Source : ibid.

[37]

Source : ministère de l’Education nationale.

[38]

Archives du cabinet de Joseph Fontanet, ministre de l’Education nationale de juillet 1972 à mai 1974, CAC 19870193, art. 12.

[39]

Archives du ministère de l’Education nationale, CAC 19800491, art. 19.

[40]

Circulaire n° 1260/DESUP10-DGS/1025/SDPS1 du 21 décembre 1976.

[41]

Circulaire n° 1451/DGESUP6 du 13 novembre 1973.

[42]

Archives du cabinet de Joseph Fontanet, CAC 19870193, art. 12.

[43]

Sur la discrétion requise lorsque les pouvoirs publics sont amenés à renoncer à la mise en œuvre « universaliste » d’une règle édictée au niveau national, voir Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p. 143-145.

[44]

Le mouvement des « reçuscollés » a connu une certaine importance. Constituée en octobre 1973, l’Association des parents des étudiants de PCEM1 reçus et non admis en PCEM2 et en dentaire (APEMNA) réussit à organiser le mois suivant une manifestation devant l’Assemblée nationale qui aurait rassemblé, d’après une note des Renseignements généraux, 1 500 personnes, et à l’issue de laquelle elle a obtenu une entrevue avec le président de l’Assemblée nationale. Dénonçant avec l’UNEF et diverses autres associations les passe-droits dont auraient bénéficié certains étudiants, l’action conduite par cette association en direction des médias contraint le ministre de l’Education nationale à rappeler dans un communiqué, le 25 octobre 1973, que les épreuves de fin de première année de médecine « ont inévitablement valeur de concours ».

[45]

D’après l’expression de F. G. Bailey, Les règles du jeu politique. Etude anthropologique, Paris, PUF, 1971, p. 17 et suiv.