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Source: mediapart.fr Antoine Perraud

 

Netanyahou et Macron à Paris, ou la morale du Vél’ d’Hiv’ - Page 1

 

Au bord de la Seine, à quelques dizaines de mètres de l’ancien Vélodrome d’Hiver (détruit en 1959), sous une tente en forme de halle incongrue – exigence de la sécurité israélienne –, le désordre est de mise après des contrôles menés en dépit du bon sens, par des fonctionnaires chargés de liasses de papiers qui n’attendent que leur Daumier numérique.

 

Quand Benjamin Netanyahou prend la parole, salué par des « Bibi » à n’en plus finir, le côté bon enfant tranche avec le propos granitique : « J’arrive de Jérusalem, capitale éternelle de l’État d’Israël. » Assertion au mépris du droit international en général et de la position de la République française en particulier, qui reconnaissent non pas Jérusalem mais Tel-Aviv comme capitale de l’État hébreu.

Cinquante ans après que Charles de Gaulle avait, en 1967, à Paris, averti Ben Gourion qu’Israël aurait tort de se laisser griser en déclenchant la guerre des Six Jours, qui ne pouvait aboutir qu’à une occupation de territoires suivie de provocations et de répressions sans fin (cf. la fameuse conférence de presse du 27 novembre 1967), Emmanuel Macron, successeur du fondateur de la Ve République, embrasse, à Paris et plus que de raison, Benjamin Netanyahou, successeur du fondateur de l’État d’Israël.

Nazifier Israël est dans les habitudes, fâcheuses, de certaines « consciences » françaises surchauffées, prêtes à mourir jusqu’au dernier Palestinien. Il est impolitique et pervers de comparer l’État hébreu au IIIe Reich.

Et dans le même temps (selon la formule désormais consacrée à l’Élysée), ne pas voir ce qui relie Benjamin Netanyahou à l’extrême droite relève, davantage que de la myopie, du déni de réalité. Ce premier ministre israélien qui s’allie à Viktor Orban – homme fort antidémocrate de la Hongrie – pour abattre le chantre de la « société ouverte » George Soros, ce premier ministre israélien qui n’est guère un facteur de paix dans son pays ni au Proche-Orient, ce premier ministre israélien qui prend la parole à Paris pour forcer le ton…

L’affaire est complexe et passionnante, dans la mesure où les affinités idéologiques du premier ministre israélien le rapprochent de ces activistes du Betar venus troubler, voilà un quart de siècle, le 16 juillet 1992, la cérémonie du cinquantenaire de la rafle du Vél’ d’Hiv’, en s'époumonant : « Mitterrand à Vichy ! » C’était deux ans avant qu’Une jeunesse française, le livre de Pierre Péan, ne révélât au grand public le passé aux strates ambiguës de François Mitterrand sous l’occupation nazie. En 1992, la cérémonie était ouverte et nous avions pu nous mêler à Simone Veil ou Bernard Kouchner, venus écouter le discours de Robert Badinter, l’homme qui avait obtenu qu’un président de la République honorât pour la première fois de sa présence cette commémoration annuelle animée par des rescapés de la Shoah dans l’indifférence générale ; comme dans les catacombes de la République. Tous ces juifs de France étaient choqués par l’intrusion des trublions du Betar, Robert Badinter en tête, qui se dressa, frémissant d’indignation, tel un Gambetta du XXe siècle, hurlant par trois fois, à l’adresse de la minorité vociférante ayant flétri un Mitterrand de marbre sous l’affront : « Vous m’avez fait honte ! »

Robert Badinter, 16 juillet 1992 © jafr jafr

Une guerre souterraine avait alors lieu entre Serge Klarsfeld et le président de la République, ami et protecteur de René Bousquet (qui devait finir assassiné en juin 1993), responsable français de la rafle pour complaire aux nazis. M. Klarsfeld voulait faire sauter le verrou gaullo-mitterrandien – que défendait Robert Badinter avec des arguments quasiment théologiques, sous couvert du droit : la République française n’eut rien à voir avec la parenthèse malfaisante de Vichy, celle-là étant même la première victime de celle-ci.

Une telle guerre mémorielle et politique a été, heureusement, gagnée par Serge Klarsfeld qui, 25 ans plus tard, le 16 juillet 2017, accueille en quelque sorte le président Macron, qui lui-même accueille le premier ministre Netanyahou.

C’est Jacques Chirac, en 1995, qui reconnut la responsabilité de l’appareil d’État français – et partant de la France officielle mais pas seulement – dans la destruction des juifs d’Europe. Dominique de Villepin, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont confirmé la fin de cette position intenable (Marine Le Pen est la dernière à s’y accrocher), qui ravalait la France au rang de la Turquie vis-à-vis du génocide arménien : une nation aveuglée par ses œillères à cocarde.

Sur un tel velours, Emmanuel Macron joue aujourd’hui admirablement, se posant en aboutissement, en épiphanie de la nation : de Gaulle et Mitterrand se devaient de prôner l’apaisement –  fût-il sourd et silencieux – à la suite du trauma. Désormais, l’heure est venue de

« retrouver le courage collectif d’assumer les fautes et les crimes »

. Dans un registre où il excelle – la conviction surjouée –, le président de la République a prononcé un discours prodigieux. Le discours qu’aurait dû tenir François Mitterrand voilà 25 ans, plutôt que de se réfugier dans un silence altier. M. Macron fut donc à la fois Mitterrand et Badinter :

« Tendre la main, retisser les liens, ce n’est pas s’humilier par je ne sais quelle repentance, c’est se grandir, c’est être fort ! »

 

La contradiction ainsi dépassée, la trappe s’ouvre pour ceux qui errèrent dans l’erreur historique et morale, au moyen d'une rhétorique présidentielle suprêmement huilée : « C’est si commode de voir en Vichy une monstruosité née de rien puis retournée à rien. C’est commode, mais c’est faux. » À ce moment-là , M. Macron, dans sa volonté de toujours tenir les deux bouts, trouve le passage : « Vichy fut ce moment où purent se donner libre cours ces vices qui entachaient la IIIe République : le racisme et l’antisémitisme. »

Le président de la République tente alors de se désincarcérer, après le discours du président du CRIF, Francis Kalifat. Celui-ci, avant de conclure sur le lien qui existe entre la détestation des juifs et la détestation de l’idéal démocratique (« les juifs ont besoin de la démocratie comme la démocratie a besoin des juifs »), avait fait huer l’UNESCO à cause du classement de Hébron, avait affirmé que l’antisionisme de l’extrême gauche n’est qu’antisémitisme, avait fustigé l’islamisme et partant, laissait-il entendre, l’islam des cités, le tout avec des accents trop appuyés de démagogue identitaire : il fut applaudi par une foule en grande partie acquise, au point de lui servir de claque.

Le moment avait été assez pénible. D’abord parce que ce mâle discours (la cérémonie était caricaturalement genrée : les femmes aux témoignages et à la chanson, les hommes aux conclusions politiques) plombait les magnifiques interventions ayant précédé. Il y avait eu Talila, entonnant un poème yiddish (sèchement applaudi sans doute parce que cette langue en voie de disparition symbolise la défaite, contrairement à l’hébreu enfin toujours vainqueur). Il y avait eu Rachel Jedinak racontant son salut, à 8 ans, parmi les raflés, grâce à une gifle de sa mère, « acte d’amour » la poussant à fuir par une issue de secours. Il y avait eu surtout Francine Christophe, 84 ans, avec son bouleversant poème en prose sur Nicole et Guy, des enfants exterminés, soudain et enfin vengés par le verbe si longtemps contenu d’une vieille dame au chagrin et à la colère inaltérés.

Au nom du CRIF, Francis Kalifat avait préparé le terrain de M. Netanyahou. Celui-ci (d’abord en français, c’est notable, puis en anglais), malgré des formules justes et sages (« les discriminations et les persécutions commencent souvent avec les juifs mais ne s’arrêtent jamais avec eux »), se lança – tout en s’appuyant habilement sur les propos d’Emmanuel Macron tenus à Nice deux jours plus tôt – dans une harangue prônant « la guerre de civilisation » – au prétexte de prétendument la constater.

Comment le président Macron peut-il s’en tirer ? La cérémonie avait commencé par de très belles prières. Le grand rabbin Haïm Korsia, s’adressant au Très Haut, avait intercédé en faveur de « ceux qui croupissent encore dans leur geôle au mépris du droit humain », voire de « nos ennemis qui sont aussi Tes enfants ». Mais une question délicate et sensible affleurait : de même que la France catholique eut tendance à baptiser la Shoah, n’assistons-nous pas à un retournement visant, en quelque sorte, à hébraïser la République ? Après que fut exécutée La Marseillaise, il y eut dans l’assistance, voire chez les officiels, comme un doute, un flottement, une attente : l’hymne national israélien allait-il retentir ? Non, mais il y eut donc un goût d’inachevé dans l’air.

Ayant l’avantage de conclure la cérémonie avec le discours le plus long, Emmanuel Macron entend récapituler et reprendre la main. Le racisme et (en même temps) l’antisémitisme lui fournissent l’occasion de rétablir cet équilibre dont il a le secret. Le président de la République française, sur la ligne de crête d’un discours soudain prononcé dans un silence pesant, met sur le même plan les synagogues, les mosquées, les églises et les temples ; les agressions antisémites et le marché du travail qui se ferme à des jeunes gens aux noms ou aux prénoms mal perçus. Il va jusqu’à associer les « enfants juifs » et ceux « issus de l’immigration ».

Mais l’harmonie fictionnelle entretenue par Emmanuel Macron est toujours asymétrique. Quand il déclare qu’il faut « accueillir le mieux possible les réfugiés », ou que « chaque nation court le risque d’accepter l’inacceptable par habitude, par lassitude », on songe aux actes regrettables et aux déclarations affligeantes de son ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, sur la question. Il y a toujours un moment où le vernis oratoire se craquelle chez le huitième président de la Ve République. Ce ne sont pour l’instant, dans la foulée de son élection, que des fissures. Seront-ce des béances à la fin de son quinquennat ?

En dépit d’envolées bien senties sur la culture comme résistance, ou à l’encontre de

« l’angoisse identitaire réactivant les clichés les plus toxiques »

, le président de la République française va à Canossa pour n’avoir pu trancher la question de savoir s’il est la puissance invitante ou invitée en cette cérémonie de commémoration. Il finit par lâcher une phrase inadmissible, intellectuellement, historiquement et politiquement, mais qui constituait manifestement son ticket d’entrée :

« Nous ne céderons rien à l'antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »

 

Non. Bien que trop d’esprits perdus pour l’intelligence mêlent effectivement antisémitisme et antisionisme, celui-ci était répandu parmi les juifs de France raflés voilà 75 ans par les agents de l’État français : ces petites gens du Yiddishland, souvent bundistes donc socialistes, discuteurs et discutant, héritiers de 1789 contrairement à leurs bourreaux, refusaient l’idée de la création d’un État d’Israël afin d’accomplir la révolution en Europe. Ils étaient le sel de notre Vieux Continent. Et ils ne nous ont jamais aussi cruellement manqué, alors que tout se délite sous nos yeux. Les héritiers de ces bundistes exterminés, tout en acceptant Israël, ne se reconnaissent ni en Benjamin Netanyahou, ni en ce qu’est devenu le CRIF, qui ose prétendre les représenter en toute notabilité droitière. L’antisionisme éclairé, serein, sans haine mais lourd de reproches de tant de juifs en France ne doit pas être écarté d’un revers de main brutal, borné, buté, par un président de la République ayant, sur ces entrefaites hélas !, éteint les lumières dans un discours souvent lumineux.