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"Non, l’école française n’aggrave pas les inégalités sociales"

Véronique Radier

L'OBS. Vous dirigez un observatoire dont l’objet est de faire connaître et de combattre les inégalités, pourquoi donc vous élever contre ceux qui dénoncent les injustices de notre système scolaire?

Louis Maurin. Notre observatoire est un organisme indépendant, notre objet n’est pas de caricaturer la situation sociale pour  nous faire valoir mais de  décrire les évolutions de notre société. Entendons-nous, il ne s’agit évidemment pas de nier, bien au contraire, le caractère inégalitaire de notre école qui n’offre pas, aujourd’hui comme hier, les mêmes chances de réussite à chacun selon son milieu d’origine. C’est même là l’une causes les plus profondes des violentes tensions sociales que nous connaissons: les familles des milieux populaires sont excédées par l’écart qui existe entre le discours officiel d’une école supposée garantir l’égalité et la réalité injuste que vivent leurs enfants. Cela étant dit, répéter, comme je l’entends un peu partout, ce sophisme «l’école aggrave les inégalités», n’arrange rien, bien au contraire.

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Affirmer que l’école augmente les inégalités est évidemment faux, imaginez un instant ce qui arriverait si nous n’avions plus d’école publique. Quelles seraient les chances de s’intégrer socialement, d’accéder à un bon niveau de formation pour les enfants des populations les moins riches? Ces critiques répétées instillent peu à peu un credo néolibéral: puisque l’enseignement public fonctionne si mal, autant le privatiser pour arrêter de jeter l’argent par les fenêtres… Mais comment les familles modestes ou des classes moyennes pourraient-elles alors s’acquitter des 6000 euros par an que coûte la scolarité d’un élève de primaire?

Arrêtons de répéter que l’école amplifie les inégalités, certes, elle ne contribue pas à les réduire autant qu’elle le pourrait, autant qu’elle devrait, mais elle n’en est ni la source, ni un facteur aggravant. L’école française, financée par l’impôt, remplit toujours son rôle essentiel d’émancipation auprès de millions d’enfants.

Comment s’est imposée cette idée que notre école tendrait à accroître les inégalités sociales?

En réalité, aucune donnée ne vient à l’appui de cette démonstration, mais cette idée a tellement pris racine dans les esprits que, voici quelques semaines, le CNESCO (Conseil National de l’évaluation du système scolaire), institution rattachée au ministère de l’Education nationale, a lui-même publié un rapport intitulé: «Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités». Un titre «vendeur » aussitôt repris et commenté à travers la presse comme une évidence, même s’il ne reflète pas réellement le contenu de ce rapport qui synthétise une vingtaine d’articles de recherche nettement plus nuancés, voire en contradiction avec un tel constat.

En fait, le débat porte autour d’une question assez proche, mais néanmoins distincte. Est-ce vraiment en France que le milieu social a la plus grande influence sur les résultats scolaires? Les enquêtes PISA de l’OCDE, depuis qu’elles se sont popularisées, ont installé cette idée dans l’opinion mais aussi parmi les journalistes, et je compte moi-même parmi ceux qui ont pu un moment le penser. Il faut la relativiser. La méthodologie de ces travaux posent différentes difficultés, à commencer par celle-ci: il n’existe pas de nomenclature internationale sur les catégories sociales des parents d’enfants scolarisés, comment, dans ces conditions, mesurer de façon fiable ces paramètres entre les pays?

PISA évalue l’impact de l’origine sociale non, comme on le croit souvent sur les résultats scolaires, mais sur la maîtrise de certaines compétences chez les adolescents âgés de 15 ans (sciences, littératie, autrement dit la capacité à comprendre et appliquer des énoncés, et mathématiques). Mais d’autres études conduisant des comparaisons internationales montrent que nos performances ne sont, en réalité, pas si éloignés de celles de pays comparables aux nôtres. En effet, cela n’a pas de sens de mettre en regard le Mexique, le Luxembourg, pays dont la population ne dépasse pas celle d’une grande ville, et la France. Il faut juger nos résultats vis-à-vis de ceux des pays développés de taille comparable, notamment nos partenaires européens.

La France ne ferait donc pas aussi mal que le laissent entendre certains?

On s’arrête trop souvent aux enquêtes PISA en matière de comparaisons internationales. Les études réalisées par les institutions européennes, en particulier Eurostat, livrent des indicateurs importants avec des résultats qui ne vont pas dans le même sens. Ainsi, si l’on regarde le niveau de diplôme obtenu en fonction de l’origine sociale, on s’aperçoit que la France est l’un des pays où les enfants de parents non diplômés s’en sortent le mieux! Il en va de même s’agissant du décrochage du système scolaire, un point crucial lorsque les emplois faiblement qualifiés se font de plus en en plus rares. Ainsi, la proportion d’enfants d’ouvriers quittant l’école avant le brevet des collèges ou sans diplômes est passée de 80% dans les années cinquante à 20% seulement dans les années 2000.

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Si nous avons cependant l'impression qu’en France, plus que chez nos voisins, l’origine sociale pèse sur le devenir des jeunes, c’est sans doute parce que l’accès au marché du travail est chez nous plus qu’ailleurs appuyé sur la détention d’un diplôme. Le titre scolaire, ou son absence, est une étiquette qui vous colle à la peau durant toute la vie professionnelle.

Mais il faut un peu de mesure. On ne comprend pas mieux une situation en la caricaturant. Cela ne veut pas dire que tout aille pour le mieux et qu’il faille tirer un trait sur les enseignements de PISA. L’école française n’est certes pas n’est pas le pire des systèmes, mais pour autant, elle reste loin d’assurer de bonnes chances de réussite aux enfants dont les parents n’ont pas fait d’études.  

Comment la situation a-t-elle évolué au cours de ces dernières années?

Dans les années soixante, l’accès au collège était l’apanage des milieux favorisés, depuis s’est opérée une massification de l’enseignement secondaire, et comme on le sait, le taux d’accès au bac, toutes origines sociales confondues s’est beaucoup élevé, mais si l’on affine cette évolution en s’intéressant aux différentes filières du lycée, l’on s’aperçoit que les hiérarchies sociales ont en réalité peu évolué, elles se sont simplement déplacées. Le rapport du CNESCO en apporte la démonstration.

Ce qui fâche, c’est l’hypocrisie d’un système qui se prétend égalitaire. Ce que les enquêtes PISA montrent bien, c’est sa difficulté de plus en plus grande à jouer son rôle vis-à-vis des élèves les plus fragiles. Quels enseignements en avons-nous tiré? On a fait diminuer les redoublements qui coûtaient cher sans améliorer la situation de ces élèves. Mais jusqu’à preuve du contraire, l’argent ainsi économisé n’a pas permis pour autant de les aider d’avantage.

Je note d’ailleurs un «trou d’air» dans les enquêtes du ministère sur le devenir des élèves. Nous n’avons pas encore de données sur les élèves entrés au cours des dernières années dans le système scolaire. En 2017, on ne connaît en détail que le sort des générations ayant passé le bac au début des années 2000! Une sorte de scandale statistique qui n’intéresse personne: cela paraît technique alors que c’est essentiel. Comment alors juger des réformes et de leurs effets? 

Selon vous, nous sommes surtout les champions de l’hypocrisie?

Nous avons une bien curieuse conception de l’école. Alors même que chacun se révolte au sujet des inégalités, dès qu’un projet de loi ou qu’une initiative voient le jour pour les remettre véritablement en cause, on assiste à une levée immédiate de boucliers. Tous les diplômés font alors aussitôt cause commune pour défendre leur intérêts. Ils restent incroyablement réticents à l’idée que l’école doive servir l’intérêt commun, amener l’ensemble des jeunes au meilleur d’eux-mêmes. Ce désir égalitaire se heurte à l’illusion du mérite et ce sont souvent les opposants les plus ardents à toute conception néo-libérale de l’économie qui défendent avec la plus grande ferveur une compétition scolaire «pure et parfaite» pour parler comme les économistes, et soit disant «juste».

Cette hypocrisie française ne concerne pas seulement l’école. Sur le logement, la jeunesse, la fiscalité, la culture, et bien d’autres domaines, le grand écart entre les discours des groupes favorisés et leurs actes est un sport national: «faites ce que je dis, pas ce que je fais». Ce hiatus ruine les possibilités de négocier un effort collectif et nourrit les tensions dans les catégories sociales qui s’estiment laissées pour compte du progrès.

Tant que les gagnants de ce système ne se sentiront pas vraiment menacés, rien n’évoluera. Nous en payons aujourd’hui les conséquences. Et si le prochain président de la République n’entend pas le message, les tensions ne cesseront de croître. 

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Propos recueillis par Véronique Radier