JustPaste.it

 

"La pauvreté touche d'abord les jeunes"

 

Pour lutter contre la pauvreté, les dispositifs d'assistance ne suffisent pas. De nombreux leviers de formation et d'accompagnement sont aujourd'hui sous-exploités.

Quelle est la situation aujourd'hui en France sur le front de la pauvreté ?

En France, la pauvreté et l'exclusion sont des phénomènes qu'il faut appréhender sur longue période. Durant les années 1970, nous avons connu une diminution assez radicale de la pauvreté : 14 % de la population était pauvre en 2014, contre 25 % en 1970. Une réduction partiellement due à l'extension des systèmes de retraite, qui ont assuré une meilleure couverture sociale des personnes âgées.

Cependant, la pauvreté a cessé de diminuer et augmente légèrement depuis le milieu des années 2000. Actuellement, nous sommes dans une phase de renversement de tendance par rapport à l'évolution sur les décennies précédentes. Ce n'est toutefois pas une spécificité française : on l'observe également dans d'autres pays de l'OCDE.

On remarque également un changement de la nature de la pauvreté. Dans les années 1970, elle concernait d'abord les personnes âgées. Aujourd'hui, elle touche d'abord des jeunes - parfois actifs -, des mineurs vivant dans des ménages pauvres. Elle va de pair avec des formes d'exclusion sociale et de transformations radicales de la société. La pauvreté est effectivement liée au chômage - qui en reste le facteur principal -, mais elle résulte aussi des évolutions des structures familiales, et notamment de l'augmentation sensible du nombre de familles monoparentales.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la pauvreté est une notion monétaire et relative. Sont considérés comme pauvres les ménages disposant d'un revenu annuel inférieur à 60 % du revenu médian (*) . Cela pose un certain nombre de problèmes. Cette mesure monétaire permet certes d'avoir une vision du décrochage de certaines catégories sociales par rapport à l'ensemble de la population, mais elle ne recoupe pas d'autres critères de définition de la pauvreté, comme la pauvreté en conditions de vie - des indicateurs qui définissent les besoins sociaux fondamentaux. 14 % de la population sont pauvres en termes monétaires ; en termes de conditions de vie, c'est 12 %. Cela concerne en partie les mêmes personnes, mais en partie seulement. Ainsi, seuls 5 % de la population sont pauvres selon les deux critères. Mais si on agrège les deux populations, ce sont 20 % des Français qui sont considérés comme pauvres. Cela permet de comprendre que la pauvreté est un phénomène multiple, qui ne peut se penser sous un seul angle, mais comme un regroupement de situations très hétérogènes.

Quelles politiques peut-on mettre en place pour combattre efficacement la pauvreté et l'exclusion ?

Aujourd'hui, les politiques mises en oeuvre ne sont pas assez efficaces. Les politiques d'assistance visent à assurer un revenu à des personnes qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour vivre dignement. Elles sont insuffisantes, tout d'abord, car le niveau du revenu de solidarité active (RSA) est à peu près à la moitié du seuil de pauvreté. Ensuite, l'usage qui en est fait par la société est problématique. Au départ, l'ancêtre du RSA, le revenu minimum d'insertion (RMI), avait été conçu pour 300 000 personnes ; aujourd'hui, le RSA couvre 2,5 millions de ménages.

Ces dispositifs d'assistance tendent à remplacer des protections sociales assurantielles classiques. Il en résulte deux effets : d'une part, ces revenus sont trop faibles et relativement déconnectés de la production de richesses ; d'autre part, l'usage fait de ces instruments - pallier des situations très différentes et nombreuses - contribue à les délégitimer. En outre, il y a tout un ensemble de leviers sous-exploités en matière d'accompagnement et de formation des publics pauvres, lesquels sont souvent les moins bien servis malgré des besoins criants.

Il serait préférable d'étendre à nouveau le champ de l'assurance chômage afin qu'elle bénéficie au plus grand nombre. Le phénomène de vases communicants que l'on observe - depuis 2008, on compte 35 % d'allocataires du RSA en plus - est dû à l'augmentation du chômage : les individus sont progressivement sortis des indemnisations chômage et on fait appel aux minima sociaux qui servent de fait d'indemnisation du chômage.

Aujourd'hui, de nombreux programmes pour lutter contre la pauvreté émergent. Citons par exemple "Territoires zéro chômeur de longue durée", qui défend l'idée que le chômage de longue durée n'est pas une fatalité et qu'on peut mobiliser cette offre de travail disponible pour répondre à des besoins non couverts par le marché. La condition sine qua non pour que cela fonctionne est évidemment le volontariat. Il ne faut pas que cela devienne une contrepartie pour retrouver un emploi, sinon on tombe dans un système qui menace la solidarité.

Offrir un emploi payé au moins au Smic à tous les chômeurs de longue durée, tel est l'objectif de l'initiative "Territoires zéro chômeur de longue durée" lancée notamment à l'initiative d'ATD Quart monde et reprise dans une proposition de loi présentée par Laurent Grandguillaume, député de Côte-d'Or. L'idée est de remettre en emploi ces personnes, en valorisant leurs compétences et en tenant compte de leurs aspirations, tout en répondant à des besoins mal ou non satisfaits par le secteur marchand mais à l'utilité sociale incontestable. Quant au financement, il repose en partie sur le recyclage des économies directes et indirectes ainsi réalisées (réaffectation des minima sociaux, moindres dépenses de soins, etc.).

Un fonds d'expérimentation territorial destiné à financer les premières expériences qui vont être menées sur dix territoires dès la fin 2016 a été mis en place au début de l'été, dont la présidence a été confiée à Louis Gallois, président de la Fnars. 2 000 personnes devraient être concernées dans un premier temps.

Nous pouvons également nous inspirer des modèles sociaux du nord de l'Europe qui articulent protection des salariés et flexibilité des entreprises, et en tirer les leçons en termes de complémentarités. En effet, quand on parle de flexisécurité aujourd'hui en France, c'est souvent pour prendre le volet flexibilité en oubliant le volet sécurité, qui est pourtant complémentaire.

Cependant, tout cela n'exonère en rien d'une réflexion sur la distribution primaire des revenus. Comment faire pour avoir un capitalisme moins inégalitaire en termes d'organisation et de partage du travail pour une large partie de la population ?

Dans cette perspective, le revenu de base peut-il servir à réduire la pauvreté ?

Il s'agit d'une réflexion intellectuelle très intéressante, développée notamment par Philippe Van Parijs. Elle propose de mettre en place un instrument permettant de sortir du piège qui consiste à raisonner en termes d'assurance et d'assistance, en opposant les deux. Cependant, je suis plus sceptique sur la réalisation.

Tout d'abord, il est nécessaire de déterminer le montant de la protection qu'il faut allouer. Il y a des propositions qui varient fortement, de 450 euros jusqu'à 1 000 euros par mois. Le risque est d'allouer une prestation individuelle qui soit assez proche des dispositions existantes, comme le RSA, tout en supprimant les compléments d'équilibre existant entre le travail et la protection sociale (allocation logement…).

Ensuite, autour de ce débat se joue la question de l'identité que la société veut adopter : quelle est la place du travail dans une telle société ? Même si je suis convaincu de l'intérêt de cette proposition dans un contexte de mutations du travail très fortes, je pense qu'il faut réfléchir au fait que le travail est un élément incontournable de la construction de l'identité pour toutes les catégories populaires. En effet, un argument souvent évoqué est que nous allons sortir d'une société dans laquelle le travail est une obligation. Il y a un idéal dans cette possibilité d'arbitrage entre le loisir et le travail, mais j'ai du mal à voir la portée de cet idéal de vie pour ceux qui ne disposent pas de ressources en dehors du travail (sous la forme de patrimoine notamment).

Enfin, cette idée est complémentaire d'une dérégulation systématique du marché du travail qui est pourtant garante de la maîtrise du niveau d'inégalités dans la société. Si nous sommes en situation d'assurer que l'instauration d'un revenu universel aille de pair avec une maîtrise du monde du travail, d'un côté, et qu'il n'y ait pas de coupes dans l'Etat social, de l'autre, le revenu de base peut être intéressant. Toutefois, dans le contexte politique et de raréfaction des ressources actuel, le promouvoir peut comporter un risque social. Il ne faut en aucun cas consentir à un étiolement de la protection sociale classique et concéder une sorte de RSA universalisé, dépourvu de tout engagement de la collectivité pour contrecarrer les dynamiques inégalitaires. A terme, la société serait polarisée entre une partie qui reste globalement protégée et une autre qui reçoit un revenu reconnu comme universel sans contrepartie, sans droits ni devoirs.

* Revenu médian : seuil de revenu qui partage une population en deux parties égales : une moitié touche davantage, l'autre moins.

Entretien avec Nicolas Duvoux*, professeur de sociologie à l'université Paris VIII Vincennes Saint-Denis
Propos recueillis par Nicolas Salez
Les Dossiers d'alternatives-economiques.fr n° 005 - janvier 2017

 

*Auteur du Nouvel âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques, Le Seuil, 2012.