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Des chercheurs français sur le paludisme accusés de biopiraterie

25 janvier 2016 | Par Jade Lindgaard

 

Des scientifiques de l’IRD ont déposé un brevet sur une molécule présente dans une plante utilisée depuis des siècles en Guyane pour soigner le paludisme. La fondation France Libertés les accuse de s’accaparer les savoirs des populations autochtones. Alors que le Sénat doit voter mardi 26 janvier le projet de loi sur la biodiversité, cette affaire ravive la bataille autour de la privatisation du vivant.

 

À première vue, cela ressemble à un beau succès de la recherche publique française. Des scientifiques de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) ont isolé une molécule prometteuse pour soigner le paludisme, « Simalikalactone » (SkE). Ils ont déposé un brevet pour protéger leur découverte et susciter l’intérêt d’un laboratoire pharmaceutique dans le but de développer un nouveau médicament. Ces chercheurs ont été récompensés par leur institution, qui leur a décerné le prix de l’innovation pour le Sud en 2013. Pour l’IRD, « malgré les efforts engagés, le paludisme ne régresse pas. Identifier de nouvelles molécules antipaludiques est donc toujours une priorité pour la santé et le développement ». SkE présente des vertus anticancéreuses que l’IRD souhaite également valoriser par le biais de partenariats industriels.

Mais les apparences peuvent être trompeuses.

La molécule SkE se trouve dans un arbuste à fruit rouges, commun en Guyane et sur une partie du littoral latino-américain, Quassia amara. Cette plante au goût amer est utilisée depuis plusieurs siècles par les habitants de ces régions tropicales pour se soigner contre le paludisme. Si bien que pour France Libertés, les chercheurs de l’IRD s’accaparent un savoir traditionnel en se prétendant propriétaires de l’usage de la molécule. Ses juristes s’opposent actuellement à ce brevet devant l’Office européen des brevets (OEB). Dans leur mémoire, ils accusent l’institut « d’une forme de racisme de l’intelligence » par leur « non-reconnaissance de la contribution des populations autochtones et locales et sa traduction sous forme de droits de propriété industrielle ». À leurs yeux, la recherche de l’IRD sur cette molécule relève de la biopiraterie, c’est-à-dire de l’appropriation illégitime de ressources biologiques et de connaissances traditionnelles de peuples autochtones. « L’IRD se comporte toujours comme un colon qui récupère le savoir des bons sauvages, dénonce Emmanuel Poilane, directeur général de France Libertés. C’est de l’accaparement. Le brevet est l’acte fondateur de la privatisation du vivant. Cet exemple est caricatural. » Mais pour Geneviève Bourdy, chercheuse à l’IRD et codétentrice du brevet, « cela n’a rien à voir avec la biopiraterie ! Je récuse cette accusation. C’est très désagréable d’entendre cela ». Quant à Éric Deharo, codétenteur du brevet, il lâche : « Les bras m’en tombent. C’est quinze ans de recherche qui tombent à l’eau. Quel laboratoire va s’intéresser à une molécule accusée de biopiraterie ? C’est une catastrophe. » 

 

Arbuste Quassia amara en Thaïlande (Wikicommons). 

Arbuste Quassia amara en Thaïlande (Wikicommons).


Entre l’ONG et le laboratoire, ce sont deux logiques intellectuelles irréconciliables. Le conflit est ouvert et l’incompréhension totale. Alors que le Sénat vient d’achever la première lecture du projet de loi de Ségolène Royal sur la biodiversité, le sujet est très sensible. Pour la première fois, les parlementaires transcrivent dans la législation française les prescriptions contre la biopiraterie du protocole de Nagoya (2010). Désormais, les bénéfices issus de l’exploitation des ressources naturelles doivent être partagés équitablement. Et le brevetage des produits « issus de procédés essentiellement biologiques » va être interdit. Mais les recherches de l’IRD sur SkE remontent au début des années 2000.

Pour sa défense, l’IRD invoque cette chronologie : comment pourraient-ils s’être rendus coupables d’un délit non transcrit en droit français ? « Quand on travaille dans un pays, nous respectons son code éthique et sa législation. Quand les populations autochtones ont une existence juridique, nous la respectons. C’est exigé par la déontologie de notre métier », affirme Geneviève Bourdy. Or le droit français ne reconnaît pas l’existence de communautés autochtones en Guyane.

« Je vous invite à me dire qui l'on doit rétribuer », abonde Éric Deharo. « Les Créoles ? Les métros ? Les Hmongs ? Les Palikurs ?… Mais dans ce cas-là, il faut rétribuer aussi toutes les populations transamazoniennes et au-delà, car Quassia est utilisée partout dans le bassin amazonien jusqu’au sud du Mexique. Et cela depuis des centaines d’années. Voilà une question passionnante de débat : à qui appartiennent les connaissances transpopulations et transgénérations ? Et dans le cas précis de Quassia, la préparation est décrite par Kwasi au XVIIe siècle ! »

Les chercheurs ne réfutent pas ne pas avoir demandé le consentement des personnes qu’ils ont interrogées avant d’isoler la molécule, mais le justifient car « au départ, notre objectif n’était pas de déposer un brevet, explique Geneviève Bourdy. C’était une enquête épidémiologique sur les aptitudes de populations de Guyane face au paludisme, alors un gros problème de santé publique ». Le problème aux yeux de Thomas Burelli, juriste, associé au mémoire d’opposition de France Libertés, c’est que « des gens ont donné leur savoir à ces chercheurs qui l’ont breveté, et obtiennent ainsi le monopole de l’exploitation de la molécule. Tout ce qui contient cette molécule pourra être interdit de vente ».

Ce n’est pas parce que la cocaïne est interdite qu’on ne prépare pas des "maté de coca"

Des chercheurs en laboratoire peuvent-ils prétendre avoir « découvert » un traitement multiséculaire ? Éric Deharo répond que la molécule brevetée, SkE, ne se trouve pas dans le mode traditionnel de prise de Quassia amara : la préparation traditionnelle s’intéresse aux feuilles fraîches, la SkE se trouve dans des feuilles matures sèches. « Ce n’est pas parce que la cocaïne est interdite qu’on ne prépare pas des "maté de coca" dans les Andes. » Selon lui, « l’exploitation hypothétique de la SkE ne signifie nullement l’interdiction de l’utilisation de Quassia pour les tisanes (les feuilles) ou pour les gobelets (le bois) ». Le brevet « ne permettra pas à l'IRD d'empêcher l’usage personnel de la plante, sa consommation privée, reconnaît Thomas Burelli. C'est impossible à contrôler. Par contre, le brevet confère un monopole d'exploitation commerciale de l'innovation protégée : en l'occurrence la molécule pour le traitement du paludisme. Imaginons qu'un individu ou un groupe souhaite exploiter commercialement un remède à base de Quassia amara, le détenteur du brevet pourrait l’interdire. Étant donné que le remède contient la molécule protégée, le détenteur du brevet ou ses licenciés pourraient s'opposer à ce genre d’exploitation ».

Au-delà de ce cas d’école du Quassia amara, c’est toute la question de la propriété intellectuelle, de ses ressorts inégalitaires et des bénéfices économiques qui est posée. De son côté, Emmanuel Poilane explique : « L’IRD est un institut public. Qu’ils fassent de la recherche par le partage ! S’ils avaient déposé un brevet partagé, par exemple avec toutes les personnes qu’ils ont interrogées pour leur enquête, il n’y aurait aucun problème. Ce qui est contestable, c’est de conduire cette recherche dans une dynamique privative sans partage des avantages et avec pour finalité de vendre ce titre de propriété intellectuelle. »

Pour Thomas Burelli, « ils ont travaillé sur Quassia amara à la suite d’entretiens avec les habitants qui leur ont montré la plante et ses usages. Je n’accepterais pas que quelqu’un entre chez moi, y prenne tout ce qui l’intéresse et me dise de ne pas m’inquiéter, qu’il m’enverra tout ce qu’il fait. Quand vous rentrez dans un laboratoire pour le visiter aujourd’hui, la première chose qu’on vous demande, c’est un contrat de confidentialité. Il y a tout un ensemble de règles pour protéger les données et les savoirs ». Ou plutôt, certains d’entre eux.

 

Deux visions des savoirs et de leur valorisation s’affrontent. Les croisements entre médecine traditionnelle et industrielle semblent s’accroître. En 2015, le prix Nobel de médecine a été attribué aux chercheurs qui ont « découvert » l’artémisinine, une substance extraite d’une plante également utilisée contre le paludisme, à partir de l’étude de connaissances traditionnelles chinoises ancestrales. Pour l’IRD, cette récompense est bien la preuve que l’identification d’une nouvelle molécule est une activité inventive.

Cette vision est fortement remise en cause par l’activiste indienne Vandana Shiva. Elle compare les brevets sur les ressources biologiques et les savoirs traditionnels à du néocolonialisme : « Cinq cents ans après Christophe Colomb, il suffit d’appartenir à une culture non occidentale, avec un système de connaissances différent, pour perdre l’ensemble de ses droits. » C’est sur cette base que des brevets déposés sur le neem, une plante utilisée en Inde comme huile de chauffage et pesticide, ont été cassés après plusieurs années de mobilisation. De la même manière, le brevet déposé par la société française Greentech sur le Sacha inchi, une plante amazonienne produisant des amandes, a été annulé après la campagne de collectifs contre la biopiraterie. Au Canada, l’université de Victoria, en Colombie-Britannique, a adopté un protocole qui reconnaît un pouvoir de contrôle aux communautés autochtones sur les données collectées pendant la recherche, explique Thomas Burelli.

Il existe bien un décalage entre le droit français et les pratiques internationales de recherche, de plus en plus sourcilleuses sur le sujet. En France, cette discussion est si balbutiante et ses enjeux politiques si méconnus que l’interlocuteur contacté, pour cet article, à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), a dû se faire expliquer la définition de la biopiraterie.