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Un nouvel antiracisme s’affirme par l’exclusion du Blanc

Le Monde | 10.11.2015 à 10h42

 

La Marche de la dignité et contre le racisme qui s’est déroulée à Paris le 31 octobre 2015 entendait dénoncer les violences policières. Organisée par un collectif de militantes (Marche des femmes pour la dignité, Mafed), soutenue par des associations de l’immigration et des quartiers populaires (Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés, Groupe d’information et de soutien des immigrés…), des intellectuels et quelques élus (notamment du Front de gauche), elle s’inscrivait en faux contre une gauche au pouvoir accusée d’avoir trahi ses engagements en matière de lutte contre les discriminations.

La mobilisation déconsidérait les organisations antiracistes traditionnelles (principalement SOS Racisme, mais aussi la Licra) à propos desquelles elle parlait d’« antiracisme de pacotille » ou de « pseudo-antiracisme » dans son appel officiel. On sait qu’il existe depuis une dizaine d’années une fracture importante entre ces dernières, qui brandissent la bannière de l’universalisme, appuyé sur un discours moral, et les nouvelles venues, attachées à dénoncer un « racisme d’Etat », un « racisme structurel » ou « systémique », nouveaux noms du vieux « racisme institutionnel ».

Ainsi cadrée, cette initiative a suscité des critiques parmi lesquelles celles d’être sélective dans ses victimes et porteuse d’un « racisme inversé ». La référence, par Amal Bentounsi (porte-parole de la Mafed), sur un ton ironique, à la « bonne couleur » de peau, celle qui prémunirait contre les violences policières, n’est pas pour rien dans ce reproche, ni la présence assumée dans la plate-forme militante d’associations radicales comme le Parti des indigènes de la République (PIR). Elle ne délégitime pas la cause en elle-même ni ne résume la marche, mais elle n’est pas sans soulever certains problèmes.

Ce militantisme tend à diviser la société en coupables et en victimes. D’un côté, une République française héritière et prolongatrice des crimes de la colonisation (« décolonisons la République », pouvait-on lire sur une banderole de manifestants) ; de l’autre, une population ayant une filiation directe ou indirecte avec les anciennes colonies françaises, et dont la résistance doit venir à bout d’un système accusé de la maintenir dans un état d’infériorité. « Devenons les citoyens d’une société, d’un Etat, d’un territoire qui cesse d’opprimer les peuples du Sud. C’est ça mon objectif politique, c’est pas de devenir française », expliquait Houria Bouteldja (porte-parole du PIR) quelques jours avant la marche. « Ce pays ne nous considère pas véritablement pas comme des hommes, des femmes et des enfants égaux aux Blancs », explique à son tour Franco Lollia, porte-parole de la Brigade antinégrophobie, qui estime que les « droits de l’homme ne sont qu’une fable ».

Cette lecture tend à priver de porte de sortie les uns et les autres : perpétué par la voie éducative et une forme d’hérédité, le crime colonial induit la culpabilité collective de ceux que l’on définit volontiers comme les « Blancs ». Celles et ceux qui tiquent devant ce schéma explicatif ne font qu’offrir des preuves supplémentaires de leur racisme intrinsèque.

A l’inverse, les individus de couleur sont invités à se penser comme les cibles attitrées du racisme, ce qui recoupe en grande partie la réalité discriminatoire mais repose sur une extrapolation statistique outrancière.

Contester cette extrapolation et le principe de l’assignation forcée, à un groupe ou à un autre, revient à se ranger dans le camp des suspects. Se montrer méfiant à l’égard des marqueurs identitaires manipulés par ces militants, qui puisent leur inspiration dans les luttes féministes et antiracistes des associations noires américaines, c’est, encore, faire valoir ses préjugés et son esprit de réaction.

Le parrainage d’Angela Davis, ex-Black Panthers et figure notoire du mouvement noir américain, les nombreux soutiens d’universitaires nord-américains, les références aux violences policières commises aux Etats-Unis témoignent d’une volonté de transposer en France des problématiques et des modèles d’outre-Atlantique. Les connexions entre le cas américain et la France ne sont pourtant pas si lisibles.

L’antiracisme républicain conçu avant la seconde guerre mondiale, et véritablement institutionnalisé après 1945, a de son côté fait le choix de condamner « tous les racismes ». Cette approche universaliste de la lutte contre le racisme est celle qui, avec le temps, a affiché sa compatibilité avec la défense des valeurs de la République, mais a aussi montré ses limites.

Elle a nourri une pensée politique, de droite comme de gauche, celle d’une république vertueuse, aveugle à la couleur de l’épiderme, dont les discours et les décisions ne sont pourtant pas toujours réglés, loin s’en faut, sur la réalité sociale. C’est sur la base de ce décalage que s’est développée la critique de l’antiracisme la plus récente : elle pointe ses angles morts et la persistance, bien trop forte, des discriminations que l’Etat, bourgeois et capitaliste, se voit accuser de pérenniser.

Le paradigme qui divise la société – et, au-delà, le monde – entre dominants racisants et dominés racisés doit-il être pris aujourd’hui pour argent comptant ?

Il faut, certes, défendre la dignité des individus et entendre impérativement ceux qui souffrent aux marges et dont les voix, isolées, ne portent pas. Il faut entendre la critique qui vise l’antiracisme institutionnel et les vieilles associations, qui auraient tout à gagner à cerner leurs insuffisances, en questionnant notamment leur héritage historique. On peut en revanche s’interroger sur le recours à ce paradigme fermé à certaines expressions de la haine raciale tel que l’antisémitisme.

Le racisme sait pourtant se manifester au sein des populations les plus diverses, y compris chez ses victimes directes, et emprunter d’autres canaux que celui de l’oppression et de l’exploitation. Il est en outre difficile de ne pas percevoir, dans les diatribes contre le « philosémitisme d’Etat », l’expression d’un antisionisme extrémiste qui, aujourd’hui, est au cœur de la « nouvelle judéophobie ».

Des militants et des militantes entendent aujourd’hui marquer leur rupture avec un « antiracisme blanc », des « organisations blanches ». En lutte contre le « privilège blanc », ceux du PIR fustigent les « indigènes qui collaborent avec le pouvoir blanc ». Le blanc est une couleur approximative, qui renseigne plus mal que bien sur les parcours et les situations individuelles. En faire une clé de lecture sociale « sloganisée », une grille d’analyse liant étroitement le social et le racial, permettant de distribuer les bons et les mauvais rôles, les figeant même dans l’histoire, dérive d’une vision pour le moins inquiétante de l’humanité et de son devenir.

On peut faire le constat d’une discrimination fondée sur les origines ou l’apparence physique sans dresser le portrait systématique d’un oppresseur type, auquel on associe souvent une religion, une préférence sexuelle et un penchant pour le patriarcat. Cette manière de militer, quasi schizophrénique, a le travers de l’essentialisation, qui, il faut le rappeler, est un ingrédient actif de toutes les formes de racisme.

Emmanuel Debono est historien à l’Institut français de l’éducation de l’Ecole normale supérieure de Lyon.