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Pollution: Total représente la France à l’ONU

20 août 2015 |  Par Jade Lindgaard

Dans une agence des Nations unies chargée d’étudier la mise en place de carburants maritimes moins polluants, la France a choisi de se faire représenter par un employé de Total, qui produit ces mêmes carburants... La découverte de ce mélange des genres met Paris dans l’embarras.

 

Très peu contraint par les politiques climatiques alors qu’il est un émetteur massif de CO2 dans le monde, le transport maritime fait l’objet de discussions difficiles pour en réduire la pollution. Elles se déroulent dans le cadre opaque de l’Organisation maritime internationale (OMI), une agence spécialisée des Nations unies basée à Londres. Les États y siègent, mais les industries y trouvent les portes grandes ouvertes à leurs jeux d’influence.

En 2008, l’OMI a fixé un seuil contraignant pour réduire la teneur des carburants maritimes en soufre, très nocif pour la santé. Ce seuil doit entrer en vigueur à partir de 2020. Les transporteurs et les raffineurs, directement impactés par cette nouvelle réglementation qui risque d’augmenter leurs coûts, ont obtenu qu’au préalable, une étude sur la disponibilité des carburants moins sulfurés soit conduite. Ce rapport doit être rendu avant 2018. Il aura un effet direct sur la nouvelle réglementation sur les carburants maritimes. Car si les experts estiment que l’offre est insuffisante, l’OMI reportera de cinq ans, à 2025, l’obligation de limiter la part de soufre à 0,5 % du fioul lourd. Il s’agit donc d’un document très sensible.

Le MSC Oscar, plus gros porte-conteneurs au monde (MSC Oscar & Svitzer Nari/WikiCommons).
Le MSC Oscar, plus gros porte-conteneurs au monde (MSC Oscar & Svitzer Nari/WikiCommons).

Treize États membres siègent au comité directeur chargé de superviser le processus de cette étude, et d’organiser l’appel d’offres pour en choisir les auteurs. La France en fait partie. Mais l’expert qu’elle a choisi pour la représenter présente un profil particulier : Franck Chevallier est un employé du groupe pétrolier Total, chargé de mission sur les réglementations environnementales et les produits de raffinage, au sein de la direction Stratégie, développement et recherche de la multinationale.

Comment le salarié d’un groupe industriel directement intéressé aux résultats du comité et de cette étude s’est-il retrouvé à occuper le siège de la France ? L’OMI explique que « les pays ont décidé eux-mêmes de qui ils nommaient. Votre question sur les raisons du choix de telle ou telle personne s’adresse directement à la France ».

Contactée par téléphone, l’ambassadrice de la France auprès de l’OMI, Élisabeth Barsacq, dit ne pas avoir le temps de répondre à Mediapart et raccroche aussi sec. Quelques heures plus tard, elle renvoie, par courriel, au service de communication du ministère des affaires étrangères, qui lui-même renvoie vers le ministère de l’écologie. Personne ne dément. Du côté du gouvernement, on explique que le comité est « un groupe de travail sans vocation décisionnelle » et qu’il est composé « d’experts venus du secteur privé lorsque la technicité du sujet l’exige et désignés ad hoc par les États membres ».

Joint par téléphone, Franck Chevallier renvoie vers les affaires maritimes « pour lesquelles je suis engagé comme expert technique ». En France, il siège par ailleurs pour le Medef au sein du conseil national de l’air. Bref, personne ne veut réagir officiellement à cette situation embarrassante. 

Pour Total, selon un porte-parole : « L’un de nos collaborateurs a été nommé par l’OMI en tant qu’expert représentant la France, dans le groupe chargé d’évaluer techniquement les différentes propositions des prestataires qui pourraient mener l’étude d’évaluation sur la disponibilité des fuels à faible teneur en soufre en 2020. Chaque expert de ce groupe de 20 membres a pour mission de transmettre une évaluation technique et scientifique des offres, selon des critères et une grille d’évaluation définis par l’OMI. L’expert nommé pour la France a par ailleurs reçu une feuille de route et des consignes précises sur la position à tenir. La décision politique finale sur la date d’application de la réglementation, sera prise, elle, par un autre comité de l’OMI qui rassemblera l’ensemble des États concernés (plus de 100 délégations) dans lequel les experts ou consultants n’auront pas voix au chapitre : seules les administrations des États s’exprimeront. »

Des lobbies partout dans l'ONU

Enregistrés en tant qu’« ONG », plusieurs lobbies industriels participent officiellement au comité directeur sur les carburants maritimes. C’est une situation habituelle à l’OMI qui ouvre ses discussions aux acteurs économiques qui peuvent y défendre leur vision et leurs intérêts. Ils y parlent en leur nom propre.

La nomination de Franck Chevallier est beaucoup plus discutable : il s’y exprimera au nom de la France, tout en étant dans un rapport de subordination salariée à Total, groupe qui fabrique et vend du fioul lourd au transport maritime. Si l’OMI mettait en place sa nouvelle réglementation environnementale, elle coûterait des dizaines de millions d’euros au pétrolier, qui devrait investir dans ses raffineries afin de produire un carburant moins sale. Cela le priverait aussi de l’un des principaux débouchés pour le fioul lourd, rebut du processus de raffinage. Dans ces conditions, quelle est la marge réelle d’appréciation et l’autonomie intellectuelle de cet expert ?

La France n’est pas la seule à céder sa place à un représentant industriel : le Brésil a désigné pour sa part Marco Antonio Costa Tritto, salarié de Petrobras, et ancien responsable des ventes de carburants maritimes pour le pétrolier brésilien à Singapour. Il y a quelques mois, il déclarait dans une interview à un site spécialisé que son groupe ne souhaitait pas produire plus de fioul peu sulfuré et qu’il n’y aurait pas assez de demande mondiale pour répondre aux nouvelles exigences de l’OMI. Dans son esprit, la messe est déjà dite.

Mais à l’inverse, les États-Unis sont représentés par un responsable de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), sorte d’équivalent américain du ministère de l’écologie, Michael Samulski.

Ce conflit d’intérêts au sein d’un organe de l’ONU dont les décisions influent fortement l’activité du secteur éclaire une nouvelle fois le problème de la porosité de cet organisme international à l’influence des lobbies industriels. La situation est particulièrement choquante concernant les carburants maritimes car leurs effets nocifs sur la santé sont dramatiques. Les émissions du transport maritime international causent environ 50 000 morts prématurées par an en Europe, par graves problèmes respiratoires. Les enfants asthmatiques sont les premières victimes de cette pollution atmosphérique. Elle contribue aussi au phénomène des pluies acides.