LES BUGS DU MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR
Avant d'évoquer la monnaie Facebook, nous profitons de la présence sur le plateau du vice-président du Conseil national du numérique pour l'interroger sur un gros raté : les bugs à répétition du site devant recueillir les signatures de soutien au référendum sur la privatisation des Aéroports de Paris, ouvert le 13 juin. Les dirigeants de notre autoproclamée "start-up nation" seraient-ils des billes en informatique - ou ont-ils sciemment rendu l'opération complexe, comme le suggère le député François Ruffin ? "Je ne pense pas du tout que ça soit délibéré" répond Gilles Babinet, qui y voit plutôt la confirmation que plusieurs ministères - dont le ministère de l'Intérieur - sont encore à la traîne sur le numérique. En l'occurrence, l'Intérieur s'est "pris les pieds dans le tapis", concède-t-il.
La France n'est pas pour autant la plus mauvaise d'Europe quand il s'agit de nouvelles technologies, tient à ajouter notre invité : elle a récemment gagné une place sur "l'Index relatif à l'économie et la société numérique" (un classement établi par la Commission européenne et Eurostat), devenant le 18ème des 28 pays classés. Peut mieux faire, mais notre pays revient de loin : il n'y a pas si longtemps, en 1997, Jacques Chirac découvrait sous l’œil des caméras une souris d'ordinateur - la séquence deviendra une blague récurrente des Guignols de l'info. En est-on toujours là ? "Il y a un progrès indubitable" des dirigeants français depuis cette époque, assure le vice-président du Conseil national du numérique (ouf).
RUMEUR SAVAMMENT ÉBRUITÉE
Nous en venons au cœur du sujet : la cryptomonnaie que Facebook s'apprêterait à lancer Facebook. Qu'en sait-on au juste ? "Officiellement, on ne sait rien !" s'amuse Gregory Raymond, journaliste à Capital. "Ce ne sont que des rumeurs de presse depuis décembre : dans Bloomberg puis dans le New York Times et aujourd'hui le Wall Street Journal". Mises bout à bout, les "fuites" donnent toutefois une idée du projet dans ses grandes lignes : une monnaie (sans doute dénommée "Libra") grâce à laquelle on pourrait s'envoyer des fonds entre amis Facebook et payer sur internet, et qui se veut stable car adossée à un panier de devises (l'équivalent d'un milliard de dollars bloqués sur un compte en banque).
Une vingtaine d'entreprises aurait déjà investi : Uber, Spotify, Booking.com et en France, Xavier Niel via Iliad (la maison-mère de Free). Celles qui s'acquitteront du "ticket d'entrée" de 10 millions de dollars devraient siéger à la fondation qui pilotera le projet. Une "rumeur" plutôt très précise, donc. "Je pense que Facebook fait exprès de laisser filtrer (...) pour voir comment l'opinion publique va réagir", analyse le journaliste de Capital."Quand l'affaire est sortie, on s'est dit : "Ca va être très centralisé, je n'ai pas confiance en Facebook donc je n'utiliserai pas cette monnaie"... et là on vient d'apprendre qu'il y aura une fondation et une gouvernance partagée avec d'autres entreprises" relève Raymond, comme si l'entreprise ajustait en temps réel son projet en fonction de ces coups de sonde médiatique.
Facebook n'est pas la seule entreprise à se lancer dans le secteur de la cryptomonnaie en ce moment : nos invités reviennent ensuite sur le cas de Telegram, l'application de messagerie chiffrée qui devrait lancer sa monnaie d'ici à fin octobre.
LA MONNAIE FACEBOOK, QUELLE DIFFÉRENCE AVEC LE BITCOIN ?
A quoi pourront ressembler nos futurs échanges en crypto-monnaie ? En France, une monnaie virtuelle est déjà utilisée : le Bitcoin (auquel ASI consacrait une émission en février 2018). En octobre 2017, les caméras de Complément d'enquête étaient allées filmer l'un des rares commerces en France à accepter les paiements en Bitcoins : un bar parisien. Une image un peu trompeuse : aujourd'hui, le Bitcoin "est plutôt un placement qu'une monnaie de transaction pour la vie de tous les jours", observe Babinet. "C'était un autre temps : à ce moment-là, le prix n'était pas encore très élevé et plus le prix s'est élevé, plus c'est devenu difficile d'acheter des Bitcoins" et donc de payer des biens avec cette monnaie, complète Michelle Abraham - qui rappelle que l'un des premiers échanges internationaux de Bitcoins consista en un achat de... pizzas (à un prix équivalent aujourd'hui à plusieurs millions de dollars).
"La différence fondamentale avec le Bitcoin, c'est que la monnaie de Facebook sera faite pour être utilisée" et non spéculer (puisqu'elle sera indexée sur des monnaies stables), note Raymond. Pourra-t-on bientôt, par exemple, payer ses billets de train en Libra ? Probablement : "Actuellement sur le site de la SNCF vous avez un petit bouton PayPal : bientôt vous aurez un petit bouton Libra" prédit-il.
L'OGRE FACEBOOK EN QUESTION
Mais si le lancement de la cryptomonnaie de Facebook est si inquiétant, selon nos invités, ce n'est pas tant que le principe de la cryptomonnaie pose problème : c'est bien parce que c'est Facebook qui sera derrière. Or, à travers la fusion en cours des messageries Messenger, Whatsapp et Instagram, Facebook est en train de mettre en place un système "au pouvoir complètement dingue", alerte Babinet : "ils vont être capables [à la fois] de créer une masse monétaire inégalée (...) et d'orienter les gens [dans leurs achats]" en exploitant leurs données personnelles, analyse le vice-président du Conseil national du numérique. Une crainte partagée par notre invitée avocate : "Dans les statuts de l'entité Libra networks (qui crée cette monnaie Facebook), il y a non seulement le fait de créer de la crypto-monnaie mais aussi d'analyser les données. Il y a beaucoup de choses liées, pour une même entité, ce qui est extrêmement inquiétant".
Quid du fisc ? La monnaie Facebook permettra-t-elle d'échapper aux impôts ? "Tous les fiscs mondiaux vont regarder ça", assure Abraham. Babinet est plus pessimiste : il rappelle qu'au conseil d'administration de Facebook figure un homme, Peter Thiel, libertarien assumé et fondateur de Paypal qui s'est "battu bec et ongles pour continuer à rester invisible des systèmes fiscaux nationaux". Or, Thiel jouerait aujourd'hui un rôle important dans le projet Libra, qu'il "infléchit en faveur d'une très forte dérégulation" croit savoir le vice-président du Conseil national du numérique.
POURQUOI LE VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL DU NUMÉRIQUE VEUT "DÉMANTELER FACEBOOK"
La puissance de la cryptomonnaie couplée à un gigantesque stock de données personnelles : personne ne semble vraiment vouloir voir cela entre les mains de Mark Zuckerberg. Car depuis quelques années maintenant, du scandale Cambridge Analytica (voir notre émission) à l'attentat contre la mosquée de Christchurch, en passant par la diffusion de propos haineux, la responsabilité du réseau social est régulièrement questionnée (y compris par Laurent Delahousse, qui a interviewé le PDG de Facebook en mai dernier).
"Facebook est devenu trop puissant" juge désormais Chris Hughes, l'un des cinq cofondateurs du réseau social. Il est rejoint en cela par notre invité Gilles Babinet qui réclame pour la première fois, sur notre plateau, ce que quelques personnalités américainescommencent à demander : le démantèlement de Facebook. "Pour ma part, et je me suis convaincu de ça, je suis pour qu'on démantèle Facebook. C'est la première fois que je le dis publiquement. Mais quand je vois ce projet de cryptomonnaie, je me dis qu'ils n'ont pas compris que ce qui pose problème, c'est quasiment leur taille (...) Ils ont atteint une taille qui leur permet de faire infléchir des Etats. Ça n'est pas acceptable, ça n'est pas le bien commun. Facebook, c'est une entreprise privée avec une obligation de servir avant tout leurs actionnaires, et ils feront toujours passer ça avant le reste". "C'est trop gros, c'est trop risqué, et ça ne peut pas continuer" répétera encore notre invité sur ce sujet dans la suite de l'émission.
DÉMANTÈLEMENT : L'ESPOIR VESTAGER ?
Mais comment, concrètement, dépecer le mastodonte ? Babinet expose son scenario : "Faire en sorte que [Facebook, Messenger, Instagram et Whatsapp] soient des entités séparées, éventuellement avec des connecteurs APIentre elles, mais des connecteurs qui devraient avoir comme caractéristique que n'importe quel tiers (comme Qwant) puisse accéder à ces données de la même façon que Facebook y accède".
Notre juriste complète : "Puisque c'est une entreprise américaine, ce seront les autorités américaines [qui devront prononcer le démantèlement]" mais les autorités françaises et européennes "commencent à avoir leur mot à dire". Un exemple : le règlement général sur la protection des données (RGPD) conçu précisément pour faire face à des entreprise comme Facebook. L'UE "a beaucoup de pouvoir" confirme Babinet, qui rappelle les amendes infligées par la commissaire européenne Margrethe Vestager à Apple et Google. A Facebook, l'UE "pourrait dire : soit vous n'opérez plus en Europe, soit la condition pour y opérer serait de faire des concessions et vous séparer". Or, le marché européen est primordial pour Facebook - dont les Américains ne représentent "que" 23% des utilisateurs, rappelle Raymond. Raison de plus pour scruter de près la bataille pour la présidence de la Commission européenne.