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         Au coin des feux, la nuit. Les étoiles brillent sur la toile indigo du ciel. Elles constellent le désert.  Et le vent glacial qui souffle...

Les hommes se terrent autour des feux de camps, pendants terrestres des astres. Ce sont les seuls refuges contre l'obscurité frigide du désert, qui rampe entre les dunes sur les ricanements et les sifflements des animaux, et s'immisce contre leurs os.

Et pour combattre la peur ancestrale des ténèbres, les hommes content parfois cette histoire, une histoire que je vais vous conter ici même, aujourd'hui : l'histoire de la petite fille perdue dans le temps et de ce qu'il advint d'elle et de sa poupée.

 

         Les sables du désert recèlent bien des secrets, enfouis parfois à tout jamais. Des grottes de diamants, des artefacts magiques d'une puissance rare et, cachée entre les replis de papier-verre des dunes, une légende court sur l'existence de la tanière d'êtres aériens incroyablement anciens.

Parfois, l'on écoute la fable d'un vieillard qui conte avoir capté le regard d'un immense oeil citrine aux vagues de sagesses qui l'ont emportées loin, loin, dans l'espace et le temps, perdu dans un terrible ressac.

L'une dit avoir aperçu l'éclat du soleil sur une griffe interminable dans un coin de ciel bleu ; Ou encore une caravane narre sa mésaventure, le souffle d'une tempête de sable mêlé aux chocs sourds de battements d'ailes gigantesques.

 

Et dans un village, simple amas de tentes, une toute petite fille écoute attentivement ces légendes anciennes, tenant fermement contre elle sa poupée, grossier assemblage de chiffons, qui ne la quitte jamais.

Cette petite vagabonde dans le sable avec pour seul compagnon de voyage, dans ses excursions imaginaires, sa poupée, sa grande amie, sa seule confidente.

Elle va, court, vole sur la crête des dunes, oubliant la dureté de la vie dans ce désert impitoyable, oubliant sa mère qui s'échine pour elle, sa mère qui la déteste. Et pour ces journées de vagabondage, de liberté, d’excursions volées au crépuscule ! ...Que ne donnerait pas la petite !

Alors, la journée lorsque le soleil darde ses rayons cuivrés sur le sable, elle se fait douce et obéissante. Elle aide dans la tente de peaux. Elle court vite, vite, avant de se brûler les pieds, chercher de l'eau au puits. Elle se sent opprimée, pourtant. Brutalisée par cette vie confinée. Soumise aux tâches interminables et ingrates, aux ordres injustes de sa maman.

Elle a bien changé sa maman, si jolie avant : la Perle du campement, qu'on l'appelait. Elle a terni au soleil, elle est devenue toute grise depuis qu'elle a perdu son mari et qu'elle a repris un compagnon.

La fillette s'en moque : elle s'échappe loin, loin, et elle n'entend ni les cris, ni les coups étouffés, ni les gémissements.

 

Autour de l'enfant, réfugiée sur son mamelon de sable, le crissement infini du Désert.

Lorsque le disque de feu disparaît à l'horizon, une fraîcheur soudaine balaye les étendues de sable. Comme un soupir. Le désert révèle alors son existence première de pierre : la chaleur l'imprègne encore, avant de laisser place au coeur froid et inflexible du roc.

Et dans cet environnement aux contours changeants, notre gamine gambade gaiement. Elle dévale la pente dans une traînée de sable mêlé de poussière. Tout au creux de la dune, elle se couche sur le dos. Face à un ciel étoilé, encadré de murs imposants. A ses pieds, le fossé s'élargit pour donner sur un palace. Sous la lueur des astres, le cristal vibre et chatoie. La petite traverse une salle nacrée où ses pas foulent des étoffes à la douceur inouïe. Soudain, un rire que précède son nom : sa précieuse amie l'a rejointe. Et elles s'émerveillent de concert devant les trésors que déploie une imagination précoce.

Un glapissement moqueur résonne dans le lointain. Brusquement l'illusion est brisée, les murs de cristal volent en éclat. Le désert, glacé, devient hostile. Alors, la fillette frissonne et se hâte vers le campement, sa poupée à la main.

 

Pourtant, ce soir-là, le sort en avait décidé autrement.

Qui peut dire ce que le destin nous réserve ? Qui peut oser prétendre déchiffrer les entrelacs de ces fils mêlés, tour à tour renoués ou sectionnés ? La trame du temps reste à tout mortel mystérieuse.

Peut-être la petite fille aurait-elle pu regagner tranquillement sa tente, et continuer ainsi la routine de sa vie. Qui peut dire alors ce qu'elle serait devenue ? Certainement pas moi, certainement pas vous.

Que ce soit le hasard, la fatalité, ou la providence, au détour du rocher après lequel elle longeait usuellement un de ces énormes squelettes qui jonchent les sables, notre héroïne se perdit. Plus exactement, elle trébucha, et dégringola tout au bas d'une butte ! Lorsqu'elle se releva, toute ruisselante de sable, plus trace des os blanchis du squelette...

Il faut savoir que le désert est un endroit aride, difficile à naviguer. Néanmoins, pour ses habitués, les repères sont nombreux. La nuit, il existe une boussole infaillible : la voûte céleste.

Notre petite releva courageusement la tête, fixa le ciel, et parti d'un pas décidé vers ce qu'elle croyait être la bonne direction. Ah bon, vous pensiez vraiment qu'un gosse de cinq ans saurait lire les étoiles, vous ?

 

La fillette marchait bravement à travers les sables, longeant un monticule. Ses pieds s'enfonçaient à chaque pas, traversaient la croûte de sable durci. La peur fouettait ses sens. Bientôt, la voie se dégagea, révélant un chemin. Guère plus qu'une piste. L'enfant s'y avança. Elle ne cherchait plus désormais qu'un abri où dormir en attendant le jour. Où se protéger du froid, ce froid insidieux du désert qui s'insinue sous la peau pour se lover contre les os.

Le désert est un père capricieux : les peuples qu'il enfante sont rudes, endurcis par ses excès et ses frasques. Notre enfant, pour si petite qu'elle fût, ne le redoutait pas.

Sur la toile grise de la nuit, elle pressa le pas, son front s'éclaircit. Là, devant, se profilent les éclairs acérés d'un promontoire rocheux. Elle peut distinguer la bouche béante d'une caverne. Noir d'encre sur le papier froissé de la façade rocheuse.

Intimidée, le petit bout de femme s'avance à pas de velours vers l'immense entrée.

 

L’écho des siècles perdus résonne et vibre à travers l’antique boyau. Le sable rougeoie vaguement sous ses pas, lui suggère de fantastiques ombres qui dansent sur les parois et l’accompagnent dans sa marche. Un bourdonnement fait vibrer ses pensées et agite sa jeune âme de vagues soubresauts. Ce lieu teinté d’étrangeté lui ramène en mémoire ces légendes au creux du feu, qui ont bercées sa tendre enfance.

Un doux bruissement de parchemin, ces parchemins que sa Mama, si lointain souvenir lui semble-t-il, préparait en secret pour une barbe hirsute toute douce et l’ombre chaleureuse d’une main calleuse. Il hante le titanesque couloir. Car, assurément, si jamais existèrent de tels êtres, des Titans, ce couloir avait été taillé de leurs immenses burins, se raisonne la fillette qui aimait les légendes anciennes.

 

Autour d’elles, un étrange vent de folie souffle depuis les parois. Celles-ci semblent avoir été creusées pour accommoder une ouverture sur les cieux étoilés. Cependant, une oppressante lueur mauve pulse entre les étoiles, forme des tourbillons. Les abysses aperçues semblent reflétées dans le courant d’une capricieuse rivière. Une rivière, elle n’en a entendu parler que dans les contes, elle qui vit dans le désert. Mais c’est bien une rivière telle que l’imaginait la petite fille, ce qu’elle lit dans ces remous tumultueux.

Ses pas ralentissent, une sensation d’épouvante l’a saisie à la gorge : quel est cet endroit ? Cet endroit qu’elle ne connaît pas, dont elle n’a jamais entendu parler ? Elle se sent intruse, et les grains de sables à ses pieds lui jettent des piques accusatrices.

 

Là, pourtant, elle a levé les yeux et deviné la fin du couloir, une coudée peut-être. L’espoir infuse ses membres et la crainte bat à ses tempes. Elle avance, en rampant, presque, vers cette lueur.

Et le cœur tout palpitant d’angoisse, de peur, de curiosité, d’espoirs fous, cette sensation qui fait trembler vos membres et naître le frisson d’excitation au cœur de votre être, lorsqu’enfant, vous vous aventurez en territoire interdit, pour tenter de chaparder la boîte de friandise, sans savoir même si elle est vide, ou pleine ! Enfin, retenant presque sa respiration, notre brin de femme se colle à la paroi et ose un regard au tournant du corridor de pierre.

 

Quelle vision ! Là, le Sablier des Temps trône en toute majesté, cadençant l’écoulement d’une planète entière, et sur ses parois translucides se distinguent tour à tour expressions de béatitude et la rage de vivre du nouveau-né, carnage et sang, souffrance et plaisir mêlés, le tableau mouvant dans les sables des passions humaines, des passions mortelles, un tourbillon étourdissant d’images fugaces, et poignantes.

Notre petite fille pleure. Des larmes épousent ses joues rondes d’enfant, et pourtant, de surprise elle ne peut retenir un mouvement pour vérifier la cause de cette humidité. Pas de sanglots, non, elle ne pleure pas comme un tout-petit, ce sont les larmes uniques expressions possibles d’une souffrance indicible.

Intuitivement, naïvement, elle sait que ce Sablier recèle un secret universel. Bouleversant. A quatre pattes dans le sable chaud de la grotte illuminée, elle risque un autre regard.

 

Écarquille les yeux.

Des… pieds ?

Un sourire poupon.

Précipitamment, elle reflue sur elle-même, se tasse dans le sable, s’enfonce, et disparaît.

Une main amicale se pose sur son épaule, effleure ses cheveux, et elle rouvre les yeux. Un petit garçon aux angéliques yeux bleus lui sourit, main tendue. Tâches de rousseurs sur un visage mutin. La petite fille le fixe, partagée entre effroi et soulagement. Dans les légendes, c’est à ce moment-là que l’enfant impudent finit en gigot !

 

Pourtant, on l’a prise par la main, on l’a menée à une alcôve, et le petit garçon aux yeux délavés de cire, de ceux qui ont trop vu, lui parle sans discontinuer. Il la rassure, la cajole, veut tout savoir d’elle. Sa curiosité est étrangement communicative, et la jeune enfant babille, ses soucis et son histoire, le désert, sa chère poupée, sa mère qui n’a jamais rempli la place de conteur qu’occupait à son chevet le soir son Papa, Papa chéri.

Sa voix, qui fait résonner la pierre chantante, tremble de tristesse et d‘incompréhension, de rancune aussi, cette rancune tenace d’enfant floué. Car un soir, un soir de chasse, son Papa a disparu.

Et pourtant, sanglote-t-elle, elle qui l’aimait tant, tant, elle ne se souvient que de sa main calleuse, qui lui caressait la joue, de sa voix qui la berçait. On a volé son Papa, et sa méchante mère l’a remplacé, a révélé sa vraie nature, force la petite a travailler toute la journée, à cavaler sans répit, l’éloigne de la maison pour profiter des fruits de sa trahison.

Alors, elle raconte le ciel constellé de diamants qui scintillent de concert, la brise glacial qui ronge les chairs et le grincement du sable gelé sous les pas.

 

La petite s’est endormie serrant fort sa poupée, joues maculées de larmes, la tête sur l’épaule de son nouvel ami.

Elle rêve que des voix mélodieuses et puissantes font trembler les airs tels des gongs de bronze, ou d’airain. Le bruissement s’est amplifié en tonnerre, une tempête donne naissance à des tornades ponctuées du claquement sec des éclairs. Elle rêve qu’elle s’étend sur le sable et grandit, grandit, se métamorphose en immense oiseau à la peau de serpent. Des écailles s’impriment sur sa peau, au plus profond de ses chairs.

Elle rêve, enfin, qu’elle vole, un soubresaut et elle décolle, des ailes de velours frôlant ses joues, elle plane, elle touche enfin du doigt le paradis tant envié du firmament, et la caresse liquide du soleil fait papillonner ses paupières.

Elle rêve que sa vie est un rêve, que chez elle son Papa et sa Mama l’attendent, qu’elle s’est perdue en chemin, qu’elle a trouvé la porte de sortie. Et par-dessus images, sensations, sons, chaleurs, émotions, par-dessus ce bouillonnement chaotique, tourne, omniprésent, le Sablier des Temps qui oscille et balance.

 

Alors, selon vous, que lui arriva-t-il ensuite ?

 

Peut-être le savez-vous... Il est un ennemi plus terrible encore que les scorpides et les chacals, que les tempêtes de sable et les charognards. C'est le soleil, implacable et brutal, qui frappe inlassablement.

Sans répit.

Enorme disque solitaire dans un ciel aux rayons de plomb.

Plus que la soif encore, c'est le soleil qui tue. C'est le soleil qui a raison de notre toute petite fille perdue sur les dunes.

        

         Cependant, cependant... d'aucuns disent que les rayons rejaillissants sur les dunes n'étaient que reflets de l'astre terrible sur les écailles dorés d'une majestueuse créature d'or et de lumière. Et que, si l'on n'a pas retrouvé les petits os blanchis par les éléments, ce n'est pas qu'ils ont été engloutis par les sables avides, mais que la petite fille joue, encore, toujours, avec sa poupée, là-bas, quelque part...